Blanc-Bec et les sept pêchés capitaux

Il était une fois, dans un pays pas trop lointain, à une époque pas trop lointaine, un jeune homme nommé Blanc-Bec. Sa beauté n’était pas notable, son charisme peu flagrant et si on l’appelait ainsi, c’est parce que Kevin, son nom de baptême, était encore pire que ce surnom peu flatteur.

Kevin avait 27 ans, un âge passablement médiocre, qui ne présageait aucune transcendance, ni aucune grande élévation philosophique. A part le « Club des 27 », une bande de rockers de diverses époques, décédés à l’âge immémorable de 27 ans, rien n’attachait à cet instant de la vie quoique ce soit de particulier et c’était exactement ce qu’était Kevin alias Blanc-Bec, quelqu’un de pas particulier.

Malgré sa transparence et sa platitude, Kevin avait réussi à pimenter sa morne existence en accomplissant un fait notable. Il était tombé amoureux. Mais évidemment, parce que cette histoire concerne Blanc-Bec, il avait eu le cœur brisé. Évidemment. Quand on s’appelle Kevin, qu’on a 27 ans, que notre surnom c’est Blanc-Bec, il était inévitable que l’on se fasse briser le cœur par la première à avoir eu le courage de nous donner un tant soit peu d’attention.

Elle s’appelait Gaïa et avait un prénom bien trop cool pour un garçon comme Kevin. Ça aurait du lui faire se poser des questions, mais il était tombé, « pieds par dessus tête », raide dingue de cette beauté hippie à la chevelure ondulée. Sa peau claire, ses tâches de rousseurs, ses longs cheveux blond vénitiens, ses yeux rieurs, Gaïa avait tout de l’être féérique, mi-femme mi-entité lumineuse de la forêt. En plus, elle avait 25 ans, un âge bien plus symbolique et important que les 27 ans de Blanc-Bec. On ne sait pas vraiment comment elle a pu déposer un regard bienveillant sur Blanc-Bec, comment sa majesté a pu ne serait-ce qu’un instant entrapercevoir Kevin dans son univers, toujours est-il qu’elle le vit, qu’elle s’y intéressa un peu et qu’ils vécurent même quelques bons moments.

Ça avait duré le temps que ça devait, quelques mois tout au plus, mais cela avait amplement suffit à Blanc-Bec pour s’attacher, s’accrocher, se cramponner à Gaïa qui, elle, s’était plutôt lassée de l’absence de relief de la vie avec Kevin. Elle le quitta simplement, passant rapidement à autre chose tandis que lui, passa des mois à essayer de comprendre pourquoi, à essayer de voir si, à vouloir la revoir un peu pour. Mais elle refusa toujours.

Kevin « Blanc-Bec » se retrouva ainsi seul avec son cœur brisé, à devoir chercher un nouvel appartement car ses parents avaient décidé, eux aussi, de l’abandonner. La vérité c’est qu’ayant enfin atteint l’âge la retraite, ils avaient décidé de partir s’installer au soleil pour couler des jours paisibles, loin de la ville et de leur rejeton, pour qui il était grand temps de quitter le nid. Mais pour Kevin, c’était des salauds qui le laissait seul face à son malheur.

Pauvre Kevin.

Seul, abandonné par ses parents, abandonné par son premier grand amour, à l’âge incroyablement passable de 27 ans, on ne pouvait pas le laisser comme ça. Il avait besoin de nous et on l’a tout de suite senti quand il est entré dans l’appartement avec la dame de l’agence immobilière. Une âme en détresse, une âme dont on aurait très bien pu se régaler, mais pour nous, ça aurait été trop facile de s’y attaquer. On a beau être des Démons, des Péchés, nous n’en sommes pas moins des êtres célestes (oui, c’est de la que nous venons quoiqu’en disent certains), des entités qui ont des valeurs et pour nous, « à vaincre sans péril on triomphe sans gloire » veut vraiment dire quelque chose !

C’est d’abord Luxie qui s’est occupé·e de lui. En lui envoyant des bons rêves bien salaces comme ielle sait si bien les créer, chaque nuit, ielle tentait de redonner l’envie de vivre à la pauvre verge molle et dépressive de Kevin – et, d’après ielle, ça allait aider son cœur brisé aussi. Au départ, on sentait bien qu’il luttait, que son inconscient tentait d’incruster Gaïa partout, de glisser son visage à la place de celui des Succubes que Luxie avait convoqué, de remplacer par ses seins et ses fesses celles des tentatrices que les mains endormies de Blanc-Bec caressaient. Et puis, petit à petit, ça a commencé à fonctionner. Un réveil avec une demi-molle par-çi, une petite érection devant un film par-là et il ne fallut que quelques semaines pour que Kevin et sa verge retrouvent une forme d’intimité régulière et redécorent les draps et la douche de l’appartement. Luxie pouvait être fièr·e, ielle avait réussi la première étape pour aider Blanc-Bec à réparer son petit cœur meutri : redonner vie à son vit.

Mais pour que Kevin ne se se sente pas plus nul qu’il ne l’était avec ses gaules et ses branlettes, il fallait lui redonner un certain sens de la fierté. Il avait besoin de se sentir fort, beau, valeureux et ça, c’était un job pour Superbia. Chaque fois que Blanc-Bec se regardait dans le miroir de la salle de bain, ses yeux de chiens battus remplis de larmes, elle lui murmurait à l’oreille moult pensées encourageantes. Elle louait sa beauté, sa grandeur, complimentait sa coiffure ou son allure, lui faisait remarquer ce muscle qui n’avait pas l’air d’avoir été là la dernière fois et qui aujourd’hui, lui donnait des airs d’athlète. En s’appuyant sur les saloperies que Luxie avait semé dans sa libido, Superbia lui disait à quel point toutes les filles voulaient son corps, à quel point elles avaient envie de lui, Kevin, lui le beau gosse qui avait réussi à choper la belle Gaïa, ce qui n’était pas rien quand même.

Envy arriva ensuite pour lui insuffler de quoi le motiver. Raviver la flamme du désir, convoiter la possession du prochain, c’était la base et Blanc-Bec ne tarda pas à rouvrir les yeux sur les jeunes femmes et les jeunes hommes (il ne fallait pas que Kevin se ferme de portes) qui l’entouraient et qu’il avait oublié de regarder pendant son escapade avec la « Fée Gaïa ». Avait-il vu le petit cul de Sophie ? Et celui de son mec ? Bon sang que la vie était belle sur cette Terre peuplée de tant de corps à vouloir ! Plutôt que de lui faire ressentir la tristesse habituelle qu’Envy donnait à celles et ceux qui convoitaient les possessions d’autrui, elle lui montra les possibilités qui s’offraient à lui dans le domaine amoureux mais aussi ailleurs. Ainsi, Envy lui fit remarquer la nouvelle moto du voisin, les nouvelles fringues de son meilleur ami qui lui iraient si bien à lui, tout un tas de choses qu’il pouvait lui aussi s’offrir si et seulement si…

Envy passa le relais à Vary à ce moment-là. Quel timing ! Juste quand Blanc-Bec voulait tout posséder, Vary lui fit comprendre qu’il ne fallait pas avoir les yeux plus gros que le ventre comme aurait pu lui suggérer Gula s’il avait été mal intentionné. Il lui apprit plutôt à gérer ses assets financiers, à faire des placements fructueux, à miser sur des actions qui montaient. En trois mois, Blanc-Bec avait appris à miner du Bitcoin et empochait des sommes d’argent considérables qu’il prenait soin de ne pas dépenser pour la première folie venue mais gérait en bon père célibataire à défaut d’avoir une famille.

Mais il y avait encore du boulot si on ne voulait pas que Kevin sombre au premier obstacle. Il avait beau avoir trouvé une partie de lui-même que l’on ne soupçonnait pas exister, il restait encore beaucoup de Blanc-Bec à éliminer. Et le Blanc-Bec, il avait tendance à se laisser un peu trop marcher sur les pieds. Trop bon, trop con, c’était comme un mantra que ses amis ne cessaient de répéter quand ils parlaient de lui et d’une de ses nombreuses mésaventures. Comme cette fois où il avait laissé passer une vieille à la caisse pensant qu’elle n’avait qu’un petit panier mais elle avait en fait un caddie plein et des tonnes de bons de réduction à passer.

Alors Ira est arrivé. Kevin avait besoin d’apprendre la couleur rouge, celle du sang qui bout, celle du cœur qui bat, celle des insultes balancées d’une voix tonitruante. Dès que Kevin s’apprêtait à, encore une fois, se laisser piétiner, Ira prenait le contrôle et faisait en sorte que Blanc-Bec change de couleur. C’est Ira qui appuyait sur les poumons du jeune homme pour leur faire expulser tout l’air qu’ils avaient et bien plus, quand un malandrin le doublait dans la file d’attente du cinéma. Hurlements, poing sur la table, doigts d’honneur et expulsion de fureur, Kevin, tel un Hulk qui serait devenu vert, devenait rouge de colère et se défendait bec et ongles face aux injustices qui d’habitude le terrassaient.

Gula redonna l’appétit car lorsque Gaïa était partie, Blanc-Bec avait pris la mauvaise habitude de se laisser mourir de faim. Cinq fruits et légumes par jour, un repas équilibré trois fois par jour, pas trop gras, pas trop salé, pas trop sucré…Il avait rappelé les bases d’une alimentation saine à Kevin avant de lui montrer le chemin du kebab et de la pizzeria du coin. Sacré Gula, il ne changera jamais ! Mais la bonne nouvelle c’était que Kevin avait rapidement repris de la substance et de la consistance, passant d’un sac d’os sans vie et sans vit à un jeune homme confiant, croquant la vie et les sandwichs à pleines dents.  Avec sa bite fonctionnelle, de l’argent sur son compte en banque et une confiance en lui boostée on ne reconnaissait presque plus le Blanc-Bec de 27 ans qu’on avait connu !  Kevin était là désormais et Blanc-Bec était presque déjà oublié.

Et c’est là que je suis entré en scène, moi, Acedia. Oh, mon nom ne vous dit peut-être rien si vous ne parlez pas le latin, mais vous me connaissez bien. Je suis celui qui ralentit les élans, qui vous incite à lever le pied toujours un peu plus, toujours un peu trop. Je suis cette habitude prise de vous reposer avant la fatigue. C’est moi qui anime votre bras ensommeillé pour qu’il éteigne le réveil avant que vous vous soyez vraiment réveillé. Je suis celui qui laisse la vaisselle s’empiler dans l’évier, le linge sale s’accumuler et la pile de factures impayées atteindre le point de non-retour.

Kevin n’avait pas spécialement besoin de moi mais, pour notre petit groupe de créatures célestes, j’étais indispensable. C’est moi qui allait apporter la touche finale. La cerise sur le gâteau.

Parce que rien n’est jamais gratuit. Rien n’est jamais sans contre-partie.

Si Luxie, Superbia, Envy, Vary, Ira et Gula avaient tout fait pour sortir Blanc-Bec de sa torpeur, c’était surtout pour redonner du goût et de la couleur à son âme. Une âme qui nous avait paru peu appétissante quand elle avait passé la porte de l’appartement que nous hantions depuis des siècles, mais une âme qui nous était aussi apparue pleine de potentiel. Alors nous avons tous mis la main à la pâte pour l’aider à grandir, à s’embellir, à s’enrichir, à se nourrir parce que nous savions qu’à la fin, j’interviendrai, je briserai l’envolée et nous n’aurions plus qu’à récolter les fruits des graines que nous avions semé.

Après ces quelques mois d’un travail acharné, Kevin était devenu un être humain lumineux. Son âme pulsait à travers sa poitrine et nous voyions tous les jours la lumière divine battre plus fort en lui au fur et à mesure que le bonheur le traversait, que l’espoir le regagnait. Lui jadis si faible, si peu notable, si déprimé, il était à deux doigts d’atteindre une élévation comme jamais il n’aurait pu l’espérer.

C’est à cet instant que je lui ai suggéré d’allumer la télé. Tous les sept, nous l’avons alors regardé céder.  Sans plus lever le petit doigt. Sans essayer de l’inciter à lutter.

Nous aimons soumettre ceux dont nous nous apprêtons à nous repaître. Alors, telle une oie que l’on gave avant de prélever le foie, l’âme de Blanc-Bec a été dorlotée, chouchoutée, rembourrée avant que nous nous l’offrions pour la dévorer.

Quel festin, mes amis, que régal ! Une âme si pleine, si ronde, si brûlante de vie !

Adieu Kevin, re-bonjour Blanc-Bec et bon appétit !

 

 

 

 

Photo de Maruxa Lomoljo Koren

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