– Ouais, bah ça n’a pas fonctionné ! » *
Elle s’épousseta les épaules, recoiffa un peu ses cheveux blonds en bataille, fit craquer une ou deux fois sa nuque et replaça son épaule disloquée en tirant dessus d’un coup sec. Elle baissa ensuite les yeux vers sa poitrine et constata que le levier de vitesse de la voiture s’était planté pile au niveau de son sternum, ce qui provoquait, elle le comprit, ce picotement qu’elle ressentait depuis tout à l’heure.
« Me voilà bien avec ça », murmura-t-elle désabusée.
Ça faisait combien…quatre, cinq fois que Dan et elle essayait de la tuer ? Mais rien n’y faisait. Ils avaient essayé de l’enfermer dans un des sèche-linge géant de la buanderie, mais elle avait juste eu le droit à un tour de manège de deux heures dont elle était sortie couverte de vomis chaud.
Elle s’était aussi jetée d’un pont mais avait réussi à atterrir sur les pieds, comme un chat, et alors qu’elle se disait que peut-être ses jambes l’avaient lâchées, rien. Nope. Que dalle. Elle put repartir tranquillement s’asseoir sur le bas côté de la route pour réfléchir à sa vie, cette vie qui ne semblait pas vouloir s’arrêter quoi qu’elle fasse.
Elle avait toujours eu des doutes sur sa mortalité. Toute petite, elle s’interrogeait sur l’après, sur la vie, la mort, le paradis, l’enfer, où, quand, comment, pourquoi… mais quelque chose en elle semblait lui dire que ça ne servait à rien qu’elle se pose tant de questions parce qu’elle n’était pas concernée par le sujet. C’était bizarre, elle s’en rendait bien compte, mais elle ne savait pas trop à qui en parler. Elle sentait bien que les autres n’avaient pas se détachement, qu’ils avaient souvent une sorte de crainte à l’évocation de la Grande Faucheuse. Ils se signaient. Ils disaient « Ne parlons pas de ça, enfin, ça va nous porter la poisse ». Ils pleuraient quand l’un d’entre eux s’éteignait parce qu’il allait leur manquer mais surtout, parce que ça leur rappelait qu’ils étaient potentiellement les suivants sur la liste. Leurs larmes, c’était des supplications, de la négociation avec le Tout-Puissant, le Mec du Dessus, L’Architecte, Dieu, Allah, Bouddha, Jéhovah, les Reptiliens ou peu importe en qui ils tentaient de placer leur confiance pour la suite. Et elle avait vite compris qu’elle ne se posait pas les mêmes questions que les autres. Qu’elle n’avait pas les inquiétudes qu’elle était sensée avoir.
Elle, elle se demandait plutôt comment elle se sentirait quand toute sa famille serait morte, parce qu’elle avait compris qu’elle serait le témoin passif et impuissant de leur disparition et qu’elle, elle resterait coincée ici pendant que tout le monde irait bouffer le barbecue de bienvenue du Petit Jésus dans l’après-vie. Elle, elle se demandait si elle était la seule dans sa condition. S’il y en avait d’autres comme elle, qui avaient cette certitude infondée de ne pouvoir jamais mourir. Elle, elle se demandait si elle pouvait vraiment mourir ou si elle s’était auto-persuadée de ça pour ne pas affronter sa peur de l’au-delà, son angoisse de l’inconnu.
Quand elle a eu 14 ans, elle a alors décidé de tenter le tout pour le tout. Elle avait écumé les forums sur le sujets et en avait déduit que s’ouvrir les veines dans une baignoire d’eau bien chaude serait le moyen le plus efficace pour en finir, compte tenu de son poids, de sa taille, de son âge et de son accès plus que limité à toute forme d’alcool ou de drogue. Elle avait pris un énorme couteau de cuisine, s’était enfermée dans la salle de bain, avait fait coulé un bon bain bien chaud et avait pris soin d’enfoncer la lame bien au centre de son avant-bras, en suivant du mieux qu’elle pouvait la ligne bleue de sa veine. Le sang coula à flot et elle se sentit rapidement partir à mesure que l’eau du bain rougissait. Elle espéra au fond d’elle qu’elle avait tort et qu’elle pouvait, en réalité, mourir.
Elle fut réveillée par les coups de sa mère sur la porte de la salle de bain.
« Allez, Pénélope, sors de là, ça fait deux heures que tu marines dans ton jus, t’es propre maintenant ! Y’en a d’autres qui ont envie de se laver là ! » hurlait-elle derrière la porte.
Elle regarda l’eau du bain, rouge vermillon. Elle regarda son avant-bras. Rien. Pas même la trace d’une griffure ou quoi que ce soit. Refermé. Soudé de l’intérieur. Comme si de rien n’était.
Elle en avait désormais la certitude, elle ne pouvait pas mourir.
Les années passèrent et elle occupa son adolescence à essayer de comprendre son immortalité. Elle ne tombait jamais malade. Ne s’était jamais rien cassé. Jamais d’opération, pas une carie, rien. Et pas l’ombre d’un accident ou d’un meurtrier en vue pour venir l’aider à comprendre comment ça fonctionnait. Peut-être qu’elle n’était pas immortelle mais seulement très résistante et qu’il lui fallait trouver sa kryptonite pour en finir ?
Elle essaya les drogues en petite puis en plus grande quantité. Rien. Elle essaya l’alcool, beaucoup d’un coup, beaucoup tout le jours, mais rien non plus. Pas de cancer, pas de cirrhose, pas d’overdose.
Elle rencontra Dan en cure de désintoxication, lorsque ses parents en ont eu marre de la retrouver une seringue dans le bras, évanouie sur son lit, des bouteilles vides autour d’elle et des sachets de poudres diverses et variées planqués dans ses tiroirs à sous-vêtements. Ils ne comprenaient pas pourquoi elle essayait de se détruire comme ça. Alors ils ont fait ce que tout bon parent aurait fait. Ils l’ont envoyée dans un institut qui prendrait soin d’elle pendant plusieurs mois, pour l’aider à arrêter ses conneries et guérir de ses addictions et du mal-être qui la rongeait depuis des années. Ils ne savaient pas ce qu’elle essayait de faire. Ils ne voyaient pas que si elle n’y arrivait pas ce n’était pas parce qu’elle lançait un « appel au secours » comme le répétaient les médecins, mais parce qu’elle ne pouvait littéralement pas mourir. Elle n’allait pas mal. Elle allait même trop bien, puisque rien ne l’atteignait, ni la maladie, ni les coups, ni les entailles, rien.
Elle était immortelle.
Au début, elle avait sympathisé avec Dan parce qu’il restait souvent seul, à l’écart des autres à l’institut. En même temps, pas facile de se faire des amis quand tout le monde est soit dans les vapes, soit en plein bad trip ou en crise de manque. Dan était un type plutôt calme, solitaire, réservé. Elle s’était même demandé ce qu’il foutait là, puisqu’il avait l’air plutôt normal par rapport aux autres. Ils avaient commencé à se parler, à se raconter leurs vies et elle avait appris qu’il était là pour un problème d’addiction aux jeux vidéos. Des heures et des heures et des semaines et des mois sans voir la lumière du jour, tout obsédé qu’il était par son personnage et ses quêtes et ses armes et son stuff et ses donjons et ses boss et sa guilde et ses potes et…il avait fini par perdre la notion du temps, perdre son emploi… Sa copine était partie elle aussi et il ne l’avait même pas remarqué. Il était bien trop occupé à monter en compétences dans le monde parfait de son jeu pour s’en rendre compte. Il avait fini par ouvrir les yeux un mardi après-midi, quand ses parents étaient venus défoncer la porte de son appartement étudiant avec l’aide des pompiers. Ils étaient restés sans nouvelle de lui depuis des semaines, Dan ne répondait plus au téléphone et ils avaient craint le pire. Ils n’étaient pas loin de la vérité.
Dan était arrivé quelques semaines avant Pénélope et même s’il comprenait et acceptait très bien les raisons pour lesquelles il était là, il n’avait pas encore eu l’envie ni l’occasion de créer du lien avec les autres résidents. Personne n’avait attisé son intérêt comme elle l’avait fait. Elle avait l’air étrange, préoccupé et semblait toujours être en train de réfléchir, de calculer, comme si elle était toujours en train d’essayer de résoudre une équation à trop d’inconnues. Au début il s’était dit qu’elle devait certainement chercher un moyen de s’échapper d’ici mais lorsqu’elle lui avait expliqué, candidement, simplement, les raisons de son internement et pourquoi ses parents avaient cru qu’elle avait un problème de drogue, Dan avait été charmé.
Complètement barrée, cette fille, complètement grillée par la came c’est sûr ! Mais en même temps, les histoires qu’elle racontait à Dan, ses centaines de tentatives de suicide loupées, il trouvait ça fascinant. Quelle détermination, quel engagement dans l’envie d’en finir! Il n’avait jamais vu ça. Et surtout, le fait qu’elle n’y arrive pas une seule fois, c’était ça le pire ! Comment était-ce possible de ne pas réussir à mourir à ce point là ? Il y avait effectivement quelque chose de surnaturel à tout ça.
Plus tard, Pénélope lui proposa de lui montrer à quel point ça ne fonctionnait jamais quoi qu’elle fasse. Elle avait réussi à voler un couteau après un des repas, avait soigneusement et patiemment réussi à l’aiguiser en le frottant à chaque promenade sur une énorme pierre cachée au pied d’un chêne dans le parc et un jour, devant les yeux ébahis de Dan, elle s’était enfoncé la lame profondément, d’un bout à l’autre de la gorge, s’arrachant une partie de la trachée et déversant un torrent de sang sur son jogging gris et son t-shirt de la même couleur, l’uniforme que l’institut fournissait à chaque résident. Elle était tombée au sol comme une masse et Dan avait dégueulé tripes et boyaux. Il était encore prostré à côté de son cadavre endormi lorsqu’elle se réveilla, hilare. Elle lui montra que son cou n’avait plus rien et Dan n’eut pas d’autre choix que de croire qu’elle était effectivement immortelle. Ils avaient ensuite du aller voler un jogging à l’intendance puis brûler celui recouvert de son sang en plein milieu de la nuit pour ne pas que les infirmiers les voient. Quelle soirée !
C’est à partir de là qu’ils ont commencé les expériences. Le sèche-linge, le pont, l’accident de voiture, qu’ils avaient volé à l’institut, avec supplément incendie parce qu’ils s’étaient dit que peut-être que le feu aurait cette vertu de la réduire en cendres et donc, de l’éliminer pour toujours, comme les vampires ou les loups-garous. Mais une fois encore, elle avait survécu, un levier de vitesse coincé dans l’abdomen, levier que Dan avait eu tout le mal du monde à lui retirer. Une fois encore, la blessure s’était refermée en quelques instants, le sang avait séché puis disparu et elle allait toujours aussi bien.
C’était dingue, insensé, hallucinant ! Ils se demandèrent si elle ne venait pas d’une autre planète ou si ses parents n’avaient pas reçu une bénédiction ou une malédiction à sa naissance pour qu’elle soit ainsi mais rien ne semblait confirmer ou infirmer de telles hypothèses.
Ils se dirent alors que le suicide n’était peut-être pas « possible » pour Pénélope… Peut-être que seule la Mort, la Vraie, pourrait l’atteindre. Un meurtre, un accident, mais quelque chose de non-prémédité et surtout qui ne viendrait pas de son esprit à elle ? Ils prirent une décision ce soir-là, au bord de la colline que le véhicule de l’institut avait dévalé avec fracas avant de s’embraser. Ils allaient partir tous les deux. Partir à la poursuite de la Mort et faire en sorte de lui imposer l’Immortelle.
Dan et elle allaient quitter l’institut à la fin de leur cure, pour ne pas éveiller les soupçons, et ils allaient partir écumer le monde et ses mille dangers. Aller dans les pays les plus dangereux. Sur les terrains les plus hostiles. Ils allaient aller chercher la Mort où qu’elle se cache – et elle ne faisait pas beaucoup d’effort pour se cacher – et ils allaient essayer de la tuer « naturellement ». Il devait bien y avoir une balle qui pourrait la traverser et lui faire du mal quelque part ! Il devait bien y avoir une souche d’un virus mortel qui affaiblirait son système immunitaire ! Une araignée tueuse en Australie qui n’attendait qu’elle ou des plantes carnivores dans la forêt Amazonienne dont elle pourrait satisfaire l’appétit.
Il leur fallut une bonne dizaine d’années avant d’avoir suffisamment les moyens pour partir chasser la Mort. En guise de couverture, ils s’étaient engagés dans tout un tas d’ONG afin d’être envoyés aux quatre coins du globe pour aider les personnes en détresse, les malades, les blessés de guerre, les enfants soldats, les femmes excisées…
Grâce à la patience de Dan et son obsession de « monter en compétences », ils avaient optimisé leur temps et leurs ressources pour accumuler tous les savoirs et tout l’argent dont ils allaient avoir besoin. Si Pénélope n’avait a priori pas besoin de précautions particulières pour partir où que ce soit, Dan, lui, avait pris soin de se blinder physiquement : vaccins, compléments alimentaires qui boostent le système immunitaire, régime spécial, sport, arts martiaux, self-défense, manipulation des armes… il était devenu un guerrier musculeux, endurant et prêt à se défendre de presque toutes sortes d’attaques.
Elle, c’était le « healer » du couple. Elle avait appris beaucoup en matière de médicaments par ses expériences personnelles et elle avait passé les dix dernières années aux côtés de Dan à apprendre tout ce qu’elle pouvait sur la médecine, la biologie, le corps humain, et même les médecines dites alternatives – médecine chinoise, lithothérapie, herboristerie, reiki, elle avait engrangé tous les savoirs qu’elle pouvait afin de faire en sorte que Dan la suivre le plus longtemps possible dans sa quête de mortalité. Parce que si elle ne pouvait pas mourir, elle ne pouvait pas non plus vivre sans lui. C’était son binôme, son acolyte, et, elle devait bien le reconnaître, elle l’aimait plus que tout.
L’Afrique fut leur premier terrain de recherche. Ils partirent avec Médecins du Monde aider des personnes atteintes du virus Ebola en Guinée. Dan prenait toutes les précautions possibles pour ne pas être contaminé, mais elle, bien sûr, elle avait tendance à oublier de mettre ses gants ou de porter un masque en présence de malades. Ils restèrent quelques mois dans l’espoir qu’elle tombe malade à son tour, mais elle ne contracta rien, même pas un rhume ou une intoxication alimentaire.
Ils partirent alors avec l’ONU aider les populations déplacées et victimes de la famine au Yémen. Elle sautait volontiers des repas pour donner ses portions aux réfugiés, ne dormait que deux heures par nuit pour s’épuiser le plus possible mais elle avait toujours autant d’énergie. Ici aussi, aucun microbe, aucune bactérie présente dans l’eau, aucun manque de sommeil ou de nourriture ne lui firent du mal. Au bout de quelques mois encore, Dan et elle partirent à la recherche d’un terrain encore plus dangereux.
Ils tentèrent de passer quelques semaines à écouter les balles siffler en Syrie, allèrent en séjour en Iran, en Birmanie, en Corée du Nord même, mais à chaque fois, elle repartait plus en forme que jamais. Oh, elle avait bien réussi à se prendre quelques balles perdues en protégeant des femmes d’un sniper fou, à se faire violenter et tuer par quelque police religieuse pour n’avoir pas porté le voile qu’on tentait de lui imposer ou même, à faire exploser quelques mines enterrées dans les montagnes afghanes par l’armée d’on ne savait quel pays tant ces terres semblaient être le cœur de conflits depuis des millénaires…mais elle n’était jamais morte-morte.
Après plus de dix ans à ce rythme, Dan commença à se lasser. Il voyait bien qu’elle ne risquait vraiment rien mais lui, il se voyait avancer en âge et se disait qu’il commençait à avoir envie de profiter de la vie, maintenant qu’ils avaient suivi de près la Mort pendant toutes ces années, sans jamais parvenir à la rattraper. Et elle aussi, malgré son immortalité, elle vieillissait. C’était le plus étrange d’ailleurs. Rien ne l’atteignait à part le temps. C’était peut-être la seule chose qui pourrait la tuer, qui sait ?
Ils décidèrent alors d’arrêter de chasser la Mort et de la laisser venir à eux, si tant est qu’Elle avait prévu de les rencontrer. Pénélope avait fini par se résigner, elle ne l’attraperait jamais quoiqu’elle fasse. La Mort courrait toujours plus vite qu’elle et continuerait de lui échapper. C’était son destin. Elle était immortelle et une immortelle qui attrape la Mort, ça n’existe pas.
Dan et elle s’installèrent alors dans une maison à la campagne, non loin d’une forêt et d’une rivière. Ils savaient qu’Elle viendrait chercher Dan le moment venu et se préparèrent pour ce jour en se cultivant autant que possible sur la nécromancie, les diverses religions et toutes les théories sur la mort, qu’elles soient médicales ou issues des diverses croyances que l’être humain s’était forgé depuis la nuit des temps pour mieux accepter cette inévitable finalité de son existence.
Les mois et les années passèrent. Dan et elle vieillirent encore mais vécurent heureux, paisibles et tranquilles après leurs adolescences tumultueuses et leur seconde partie de vie plus chaotique encore. Ils passaient le temps à jardiner, à s’occuper de leurs quelques poules et chèvres, récoltant ce dont ils avaient besoin et vendant le reste sur les marchés des villages alentours. Une vie simple et calme après des années de chasse, de violence et de destruction. Ils accueillaient parfois dans leur maison des voyageurs de passage, et nourrissaient et protégeaient celles et ceux qui en avaient besoin et qui atterrissaient chez eux, guidés par le destin et les gens du village qui avaient appris à connaître et apprécier cet étrange couple qui vivait à l’écart mais participait tout de même à la vie de la communauté. On les appelait « hippies », « sorciers », « reclus », « paysans », mais tout le monde connaissait et appréciait Dan et sa femme Pénélope. Ils ne faisaient de mal à personne et avaient toujours des tas d’histoires à raconter sur leurs multiples et invraisemblables voyages.
Lorsque La Mort vint frapper à leur porte, un matin de janvier, ils ne furent pas surpris par son arrivée. Ils avaient lu dans les étoiles, entendus dans le chants des corbeaux et vu dans la forme des flammes de l’âtre du salon qu’Elle allait arriver. Ce qu’ils n’avaient pas vu en revanche, c’était à quoi elle ressemblait. Personne ne le savait, et c’était bien normal, Elle avait passé son Éternité à faire de son apparence le secret le mieux gardé de l’Humanité.
Costume trois pièces sombre, chemise blanche immaculée, montre à gousset dans la poche de son gilet, La Mort était un homme sans âge et très élégant, ce jour-là. Il se tenait, sur le pas de la porte, un sourire discret soulignant la courbure de ses lèvres fines qui fendaient la noirceur de sa barbe taillée à la perfection.
« Bonjour, dit La Mort, je n’ai pas besoin de me présenter, je pense que vous savez qui je suis et pourquoi je suis ici ».
Dan se leva de son fauteuil et vint se placer à côté de sa femme, qui avait ouvert la porte à La Mort et restait interdite face à lui, comme une adolescente qui rencontre enfin son chanteur préféré.
« Entrez donc, vous avez du faire un long chemin pour arriver jusqu’ici, laissez-moi vous offrir un rafraichissement avant de partir avec vous gagner ma dernière demeure, dit Dan avec de une poésie résignée dans la voix.
– J’entre avec plaisir, parce que j’ai un peu soif, mais il y a erreur, je ne suis pas là que pour toi Dan. Je suis là pour toi aussi, Pénélope ».
Dan et Pénélope échangèrent un regard interrogateur et invitèrent La Mort à entrer.
Dan sortit une bouteille de jus de pommes et trois verres qu’il posa sur la table de la cuisine, autour de laquelle Pénélope et La Mort avaient pris place. Il s’assit à son tour, à côté de sa femme, servit les trois verres, bu une gorgée dans le sien et attendit que La Mort prenne la parole. Ce qu’il fit après avoir bu son verre d’un trait.
« Haaa, quel régal ! C’est dingue comme la plus simple des boissons peut procurer le pus grand des plaisirs, n’est-ce pas ?
– C’est vrai, acquiesça Pénélope, mais n’as-tu pas quelques explications à me fournir plutôt que de digresser sur ta passion du jus de pomme, que je trouve carrément biblique mais bien loin du sujet qui m’intéresse !
– Oui, pardonne-moi. Je suis donc venu, finalement, aujourd’hui, après toutes ces années avec vous à mes trousses parce que c’est normalement l’heure pour Dan de me suivre, c’est vrai. On a beau avoir pris soin de soi, connaître les mécanismes du corps au niveau le plus détaillé et savoir quelles plantes et aliments consommer pour allonger sa durée de vie, quand c’est l’heure, c’est l’heure. Mais les choses ont changées quand vous vous êtes rencontré et que vous avez décidé de partir à ma recherche pour aider Pénélope à m’attraper malgré sa flagrante immortalité. Ça en a éveillé la curiosité de plus d’un, dit La Mort.
Il se servit un nouveau verre de jus qu’il avala d’un trait avant de poursuivre à nouveau.
– Donc, ouais, ça les a titillé. Et forcément, ça leur a donné une idée. Au lieu de proposer le poste à Pénélope comme prévu, ils ont eu envie de le proposer à Dan aussi, de faire de vous un binôme, parce que vous fonctionnez plutôt bien tous les deux et qu’avec tout ce que vous avez vécu et toutes les connaissances que vous avez appris au fil du temps, vous n’avez presque pas besoin de formation.
– Comment ça ? Quel job ? s’exclama Pénélope.
– Pénélope, tu crois que tu es née immortelle pour quoi ? Tu es sensée prendre ma relève quand je partirai à la retraite, enfin !
La Mort ouvrit une mallette noire qu’elle avait apporté avec elle et en sortit une liasse de papier.
– Tenez, voici vos contrats. Vous pouvez accepter le job, tous les deux. Pénélope, en réalité, tu n’as pas bien le choix, ton immortalité est irréversible et tu cesseras de vieillir dès que tu auras signé ton contrat. En revanche, Dan, si tu signes, tu deviendras aussi immortel que ta femme, bloqué à soixante-cinq ans toi aussi, et vous passerez une partie de l’Éternité à faire mon job, c’est-à-dire, faucher les âmes, gérer leur transition dans l’Après et ainsi de suite jusqu’à votre retraite.
– Mais à la retraite, il se passe quoi ? demanda Dan.
– Ha, ça ! Personne n’en est jamais revenu pour le raconter ! dit La Mort, avec une pointe de mystère dans la voix.
Pénélope éclata de rire tandis que Dan regardait La Mort avec des yeux ronds comme des billes.
– Je plaisante, voyons, je plaisante ! À la retraite, on se retrouve dans l’Après nous aussi et on termine notre Éternité dans une sorte de centre de vacances pour les anciens employés du service Fin de Vie mais on peut aussi choisir la réincarnation. Après, chacun fait comme il veut…
Dan regarda Pénélope. Pénélope regarda Dan. Ils se prirent par les mains mais ne prononcèrent aucun mot. On aurait dit qu’ils pesaient le pour et le contre de cette proposition télépathiquement. Qu’ils se parlaient avec les yeux. Que toutes ces années à voir sa femme ne pas mourir de toutes les manières possibles et imaginables avait donné à Dan et Pénélope une sorte de pouvoir de communication non-verbale, un langage purement basé sur le silence que seuls eux deux pouvaient comprendre. Ils terminèrent leur non-conversation par un hochement de tête entendu et se tournèrent vers La Mort.
– C’est bon, on signe, dirent-ils en chœur. On n’a pas passé une partie de notre vie à te poursuivre pour refuser la possibilité de te comprendre un peu mieux.
– Excellent, répondit La Mort en se frottant les mains. Enfin les vacances ! »
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