Les Collectionneurs Anonymes

Bénédict est content de lui aujourd’hui, il se sent bien, ce qui est rare chez lui. Il a même un soupçon de bien-être mêlé à de la joie qui le fait paraître presque beau et sûr de lui. Lui qui se trouve gauche et laid, c’est surprenant à la limite du normal.

« J’ai peut-être pris un peu trop de rhum hier soir chez Richard ça me transforme l’esprit ».

C’est samedi, il fait froid avec un beau soleil d’hiver. Bénédict a envie de sortir, de baguenauder dans les rues, d’aller dans celle des libraires pour renouveler son stock de lecture pour ses soirées au coin du feu. Il se prépare avec entrain, il prend un soin particulier à choisir sa tenue, chic décontracté, presque aligné avec ce qu’il est vraiment. Juste avant de sortir, il va dans son dressing à chapeaux pour parfaire son look. Une casquette en tweed ramenée de son voyage d’Irlande pour lui tenir chaud. C’est parfait, mais il ne faut pas trop rêver tout de même. Au dernier moment, il sent qu’il ne peut pas assumer de la porter. Il repose son ultime accessoire avec regrets sur l’étagère sans se retourner. Combien de chapeaux lui faudra-t-il pour oser en porter un ?

Bénédict marche d’un pas assuré qu’il ne se connaît pas. Il en profite pour découvrir des rues, il pousse même à marcher beaucoup plus loin que prévu pour entrer dans une nouvelle librairie- café dont il a entendu parler. Sur le chemin il s’attarde à regarder autour de lui, à remarquer des boutiques, des squares, des maisons, des arbres, qu’il n’avait même jamais remarqué auparavant. Comme s’il devenait un homme nouveau.

« Il faudrait quand même que je demande à Richard ce qu’il a mis dans son rhum, ou sa vodka, je ne sais même plus ce que j’ai bu ni en quelle quantité ! »

Encore dans ses pensées, il arrive à destination. « La librairie des Gens Heureux ». Des livres du sol au plafond, des neufs, des vieux, des revues, des bandes dessinées, des Mangas, des documents de toutes sortes, le paradis, un magasin hors du temps, une autre planète ! Quelques fauteuils hors d’âges et de toutes époques, font office de pause Fika avec le thé, café, sablés maison et livres à volonté. « Si c’était cela son bonheur ? ». Il commence à s’installer dans un vieux fauteuil avec un café en feuilletant la revue des nouveaux livres édités. C’est la rentrée littéraire, il y a donc du choix, de trop à son avis.

Il lève la tête, et juste à ce moment-là, il pense avoir une hallucination. La fille de ses rêves, là, juste devant lui. Bonde, élancée, de la classe, une beauté froide tout droit sorti des films d’Hitchcock. Elle a l’assurance des femmes instruites et cultivées, d’ailleurs elle a plusieurs livres sous son bras. Jamais il n’avait vu une telle créature qui soit si proche de celle qu’il imagine souvent, trop souvent à son goût. Elle existe en vrai. Il se promène dans le labyrinthe qui sert de rayonnage, faisant semblant de chercher un livre en particulier tout en l’observant. Il prend peur en voyant qu’elle s’est choisie le dernier prix Goncourt de l’année et quelques autres des décennies précédentes.

« Oublies » se dit Bénédict, « trop intello pour toi, tu ne suivras pas la cadence, elle ne te calculera pas une seconde. Tu n’es pas assez attirant ni intéressant pour elle ». Et, bien le capital confiance de ce matin est descendu au niveau -10.

Ce vendredi-là, il pleuvait sans discontinuer mais Ethel avait envie de sortir. Une semaine avait passé depuis sa précédente visite  à la librairie et çà la démangeait d’aller voir le dernier arrivage des livres d’occasion. Une autre image lui trottait dans la tête, celle de cet homme maigre aux grands yeux pâles qui avait l’air tellement timide qu’il marchait toujours les yeux baissés entre les rayonnages.

Comment vais-je faire pour passer entre ces rideaux de pluie ? Oh le veinard, si j’avais un parapluie comme lui…. Je ne suis qu’à 100m de chez moi et je suis trempée.

Instinctivement, je me mets à courir en guettant un abri pour souffler un peu.

Tiens, cette boutique a oublié de remonter son store.

Je me blottis dessous, il est d’un vert lumineux. Quand j’ai égoutté mes cheveux et repris mon souffle, je me tourne vers la vitrine et face à moi, je vois un magnifique chapeau rouge vif. Imperméable ? Peut être…
Mon regard se lève lentement et je me concentre sur l’intérieur de la boutique et là, je l’aperçois, le grand timide, il est à la caisse, visiblement en train de payer, un très gros paquet à côté de lui. Il me faut ce chapeau.
Je passe la main dans mes cheveux, je réajuste mon manteau et je pousse la porte.

Au même instant, elle s’ouvre sur le grand brun aux yeux pâles, raccompagné par le chapelier.

– Au revoir monsieur Wege, à très bientôt.

Nos regards se croisent, il n’a pas eu le temps de baisser les paupières, impression indéfinissable de perdre mes moyens. J’essaie d’articuler une phrase :

– Pardon, allez-y.

Il file sans ouvrir la bouche.

Quand je sors de la boutique, le chapeau rouge trônant sur ma tête, la pluie a cessé. A vrai dire, ce type, ce n’est pas du tout mon genre…

La semaine dernière, le libraire m’a promis une édition originale du Goncourt 1984 de Duras. C’est un texte très court, peut être l’occasion de le lire…

En marchant vers la Librairie des Gens Heureux, je m’interroge :

Vingt ans déjà que j’entasse les prix Goncourt derrière les grillages de ma bibliothèque anglaise. Le plus vieux est « Le Roi des Aulnes » de Michel Tournier, 1970, l’année de ma naissance. C’est sans doute ça, qui a déclenché ce qui est devenu pour moi, il faut bien le dire, une obsession.

Chez moi, j’ai la liste, il en manque encore beaucoup à ma collection, les plus anciens dont certains auteurs sont oubliés, ceux-là sont difficiles à trouver, surtout dans leur édition originale.

Je n’en ai jamais lu un seul, mais je fais croire…

Quand je me confronte à quelqu’un qui a adoré un lauréat du Goncourt et son livre, cela devient pour moi une véritable passe d’armes. Vais-je réussir à le bluffer en lui racontant ce qui m’a plu. La plupart du temps, je m’en sors très bien, les autres fois, je m’arrange pour couper la conversation en répondant au téléphone, cela fonctionne aussi parfaitement.

Néanmoins, j’en ai assez de cette obsession et je suis incapable d’arrêter.

Quand j’arrive à la librairie, le Goncourt 84 n’est pas là mais il y a « Les Racines du Ciel » de Gary, texte beaucoup plus long, pensai-je.

« Une occasion de relire Romain Gary madame Ethel », me dit le libraire.

S’il savait….

– Je l’ai relu pendant les vacances dernières et puis ce n’est pas l’édition originale, répliquai-je assez sèchement. »

Le lundi suivant c’est le jour de la première séance, il ne pleut pas mais Ethel part avec son magnifique chapeau rouge. Elle a le cœur serré.

« Pourquoi donc me suis-je inscrite dans ce groupe, les Collectionneurs Anonymes. Il ne manquerait plus que j’y rencontre une tête connue… »

En arrivant deux jours plus tard Rue des Moulins, Bénédict pénètre dans un hall très peu éclairé. Il ne sait pas exactement où se déroule la rencontre des collectionneurs anonymes, hésite un peu ; il n’ose s’avancer plus loin avant que le moindre son ne confirme la présence de quiconque. En espérant que personne ne l’ait vu : Qu’est-ce que je fiche ici, je n’ai rien à faire là moi, se dit-il ! ce n’est pas pour moi ce machin-là. Ce sont des gens qui ont des tares non? ! je ferais bien de m’en aller.Il prête à nouveau attention au silence qui déjà est moindre, et des bruissements légers se font entendre. Il pivote, s’apprête à partir quand…la lumière s’allume.

Il se fait surprendre, mince !

— Ah tiens bonsoir, vous vous en allez déjà ?
— Bonsoir monsieur, non… je cherchais l’interrupteur… je suis…
— Perdu apparemment !
— oui… je cherche la salle des collectionneurs invétérés.
— Ah tut, tut, tut, non, non ! Ici on est chez les collectionneurs A-no-ny-mes. Personnes ne sait si vous êtes invétéré, compulsif ou… complètement timbré avant de se présenter au groupe. Ici, on ne juge personne. Vous venez bien pour la rencontre des CA n’est-ce pas ? CA pour Collectionneurs Anonymes !
— Euh oui…enfin non, je venais me renseigner et savoir… enfin connaître les modalités d’inscription, comment cela se passe, voyez-vous ?
— Vous savez, il n’y a pas de modalités d’inscription. On vient et c’est tout
— Et c’est tout ?
— Et c’est tout !
— Ah bon, très bien. En ce cas…
— Mais puisque vous êtes là, venez ! la meilleure façon de savoir, c’est de voir.
— Oui bon, peut-être, une prochaine fois, je n’ai pas le temps ce soir…
— Eh bien une prochaine fois ? On se réuni tous les lundis et jeudis !
— Merci monsieur… Bien ! Bon… j’y vais… dit Bénédict hésitant.

A ce moment-là deux autres membres arrivent, regardent et saluent Bénédict :

— Bonsoir ! Nouveau membre ?
— Euh sûrement pas, répond sèchement Bénédict.
— Dommage ! On aime bien accueillir des nouveaux, comme ça on se rend compte qu’on n’est pas les seuls tarés dans ce monde peuplé de dingues !

Les deux membres rient. Bénédict soupire, lève les yeux au ciel et tourne les talons, progresse en crabe en direction de la sortie. Arrivent d’autres membres qui l’interpellent tout autant qui stoppent sa progression échappatoire, il les salue, leur rend un sourire feint, et tente cette fois de fuir sans s’arrêter. Mais la lumière s’éteint le surprenant avec un pied en l’air comme un héron inquiet de son reflet dans l’eau. Ayant repéré la veilleuse de la minuterie, il avance sa main vers l’interrupteur, la retire vivement comme s’il s’était brûlé, sa main a touché une matière qu’il ne reconnaît pas. Et la lumière se fait. Éblouissement !

Bénédict est ébloui par ce qu’il voit, là, devant lui. Il reste bouche bée.

— Fermez la bouche cher monsieur, ça fait des courants d’air.
Bénédict est abasourdi :
— Bon… bon…soir…madame. Vous venez pour les…collectionneurs (z)anonymes vous (z)aussi ?
— (z)anonymes, moi (z)aussi moi (z)aussi, ironise Ethel avec ce ton qui vous fait comprendre que vous faites tache dans le décor.

Bénédict regarde s’avancer devant lui sa vision d’il y a deux jours, avec un borsalino rouge barrant les yeux de l’anonyme qui n’en est plus une ; il n’imaginait pas revoir la fureteuse de la Librairie des Gens Heureux ici. Que venait-elle faire en cette endroit pour narcissismes en bernes, pour égos mal fagotés ? A la voir, rien ne transpirait un quelconque débridement. Tout était mesure, distance avec les êtres et les choses. Dans la librairie, il avait eu cette impression qu’aucun livre ne l’intéressait tant elle survolait les ouvrages comme on survole l’Atlantique, à haute altitude. Il est vrai qu’elle se distinguait follement, s’accaparait l’espace par sa haute taille, par cette élégance un peu surannée dans un aujourd’hui dépenaillé. Elle portait de hauts talons fins et marchait comme si elle avait peur de blesser le parquet, levait un sourcil d’ennui à chaque fois qu’elle ouvrait un livre, le reposait, tout ça avec une seule main. Dans cette danse entre les rayonnages surchargés d’ouvrages, elle faisait un pas en avant, deux en arrière, tournait à gauche, tirait droit et disparaissait avant que Bénédict, intrigué, ne la retrouve dans un autre rayon flanqué d’une palanquée de livres sur le bras. Il essaya de distinguer le titre des ouvrages qu’elle avait choisi ; il y en avait trois, quatre… non, cinq à bandeau rouge en tout cas ; on distinguait « Goncourt » sur deux livres à la couverture défraîchie. Bénédict, derrière le rideau de sa fascination, avait pris le temps de l’observer ce jour-là, …tout comme Ethel prenait le temps de l’ignorer à cette heure.

Pour lui, plus question de s’échapper.

Bénédict ne bouge plus. Ses yeux regardent Ethel qui pénètre dans la salle d’un pas certain. Elle semble être une habituée. Il entre à son tour dans la pièce immense dont seul un coin est occupé par les membres des CA disposés en cercle. Il reste trois chaises inoccupées. Il hésite, se dirige vers celle qui se trouve être dans une pénombre légère, mais Ethel plus rapide et plus vive, s’y assoit, croise les jambes, avance son buste, pose un coude sur sa jambe ballante, et son menton sur le dos de la main tel le penseur de Rodin. A la voir, on dirait que c’est elle qui anime la réunion.

— Ah mais vous êtes resté finalement ! lui lance l’animateur. Bien, bien, bien !
Bénédict, comme pris sur le fait au moment où il avise une autre chaise, sourit et dit
— Oui, comme vous l’avez suggéré, la meilleure façon de savoir, c’est de venir voir
—…et de s’asseoir ; allez-y installez-vous. Et nous commençons. Alors qui se lance ?
—… Bonsoir, je suis Alejandro, et suis un collectionneur compulsif
—…Bonsoir Alejandro, entonne l’assistance des collectionneurs en chœur.

Benedict ne dit rien, vise cet Alejandro d’un œil circonspect tout en se demandant ce que lui aurait à dire s’il devait prendre la parole. Bien sûr, il n’en était pas question, puisqu’il n’avait pas de problème ; juste un petit désagrément de style, un tourment qui prenait de la place DANS sa tête au lieu de se trouver SUR sa tête, une préoccupation chapelière qui… bon d’accord ! il en avait plein les armoires de chapeaux, oh la la ! Pas un jour sans en acquérir au moins un, sans en porter jamais. Ses chapeliers l’accueillaient toujours avec entrain, car après son passage, ceux-ci pouvaient fermer boutique, le chiffre d’affaires de la journée ayant été fait. Au vu de la fortune qu’il dépensait en couvre-chef, il pouvait à son tour en ouvrir une.

Alejandro continue son récit :

—…Bah voilà, je collectionne les chutes, j’veux dire que je suis le type que vous connaissez tous et qui tombe mal, toujours mal ; j’veux dire que je tombe quoi, je chois, je chute tout le temps. Mes copains m’ont appelé Niagara c’est pour vous dire. Mais le problème n’est pas la chute, mais l’atterrissage ; ça fait mal. Tomber c’n’est rien, mais quand vous tombez tout le temps et qu’en plus vous vous faites mal…plus dure sera la chute. On s’dit que la prochaine ça va être coton! Je ne comprends pas pourquoi choir m’échoit. Enfin j’veux dire pourquoi ça m’arrive à moi. Ça m’arrive au moins une sinon deux fois par heure. Sur 24 heures, vous dormez 8 heures et vous vous dites « c’est toujours ça en moins » ? eh bah non ! je tombe de sommeil, j’veux dire que je tombe du lit. Un cauchemar, une collection de chutes dont je me passerais bien, et… euh…et…
Alejandro s’arrête, baisse la tête, quémande par un long silence qu’on prenne la suite. Bénédict le regarde, sourit et dit : « Et là, c’est la chute… de l’histoire ! »

Tout le monde rit. Alejandro relève le buste, soulagé, Ethel qui balançait sa jambe avec la rigueur d’un métronome, arrête sa rythmique, regarde Bénédict sans tourner la tête. Son sourcil droit interroge le gauche. Notre homme de la chapellerie va-t-il prendre la parole et se dévoiler ?

—…Bonsoir, je m’appelle Jean-Paul et je suis un collectionneur compulsif.
—…Bonsoir Jean-Paul, répond le chœur des réprouvés de la tempérance. Geoffrey, l’animateur, résume l’histoire de Jean-Paul qui ne peut s’empêcher de collectionner les tickets de caisse ; il s’en fait des classeurs et des tableaux Excel pour les retrouver, tant il en a dans chaque recoin de son appartement.
— Alors, où en es-tu Jean-Paul ?
— Bah…j’ai rechuté !
— Décidément, on chute et on rechute ! lance Ethel, plus en direction de Bénédict que pour l’assemblée.
— Chut ! dit vivement Geoffrey, bienveillance s’il-vous-plaît ; laissons-le continuer. »

Ethel, sans se départir de sa moue ironique, reprend son balancement qui marque un sévère ennui. Pourtant, elle ne peut s’en aller, intriguée, intéressée par l’homme de la chapellerie Brun et fils. Elle lui devait une sacrée rincée ce jour où elle avait oublié son parapluie et s’était abritée sous l’auvent de la boutique. Elle l’imaginait aller et venir à travers la vitrine, essayant des chapeaux de toutes formes, se dandiner en mettant le feutre de travers, ou en le faisant tourner en petits à-coups secs dans la main comme pour le soupeser, hésitant sur les modèles, interrogeant sur la ganse, ou encore en demandant l’avis du chapelier qui ne s’impatientait nullement de tant d’indécision.

Bénédict, vêtu d’un costume trois pièces aux fines rayures, aux souliers noirs cirés — toujours regarder les souliers lui avait dit sa mère, chez un homme ça dit tout — sortit avec un énorme sac dans lequel Ethel avait compté quatre couvre-chefs. En voilà un drôle de zèbre, s’était-elle dit en le croisant au sortir de la boutique, un zèbre sans chapeau ce soir, mais pas sans intérêt, se dit-elle en le regardant…sous cape.

La semaine suivante, Ethel arrive savamment en retard à sa session des Collectionneurs Anonymes. Juste de quoi faire une entrée remarquée dans le groupe et s’assurer que tous les regards se tournent vers elle alors qu’elle interrompt l’habituel tour de table. Elle remarque du coin de l’œil le grand type aux cheveux bruns de la dernière fois, « le Grand Timide » comme elle l’appelle lorsqu’elle pense, plus souvent qu’elle ne veut le reconnaître, à lui.

Benedict fait comme s’il ne l’avait pas vue, ni entendue arriver. Depuis qu’il sait qu’elle aussi est une CA, que cette femme qui a tout l’air d’une intellectuelle des grands salons, d’une muse d’Andy Warhol avec des livres pour seuls LSD, qu’elle l’a vu, lui, avec ses chapeaux plein les placards mais jamais sur la tête, il se sent encore plus nul qu’avant. Une fraude parmi les toqués de l’accumulation.

Le chapeau qu’il a apporté cette fois-là pour donner le change et ressembler à un « vrai » comme Jean-Paul et ses classeurs de tickets de caisse qu’il emmène partout, lui brûle les mains. Il le fait tourner entre ses doigts pour masquer sa gène tandis qu’Ethel prend place autour du cercle de parole.

« Aujourd’hui nous allons faire un exercice en binôme. Vous allez vous mettre avec un ou une partenaire et chacun votre tour, vous énoncerez quelque chose que vous aimez MAIS, car il y a toujours un « mais », ponctua avec malice Geoffrey, l’animateur du cercle, « ça ne devra avoir aucun rapport avec votre collection ! »

Sous les murmures de désapprobation amusée de l’assistance, Benedict cherche désespérément du regard quelqu’un avec qui faire l’exercice, n’importe qui pourvu que ça ne soit pas Elle. Il a trop peur de lui parler, trop peur qu’elle lise en lui comme dans ses Goncourt, qu’elle le démasque.

Ethel irait bien avec le type qui collectionne les chutes, ça l’intrigue cette histoire et les autres geeks  du groupe ont un peu tendance à la rebuter avec leur allure de paumés solitaires… Alejandro a quelque chose de mignon avec ses chutes, comme un petit animal frêle qu’on aurait envie de protéger. Tandis qu’elle s’approche de lui pour lui demander d’être son binôme, elle remarque que Benedict se dirige aussi vers Alejandro, le visage tendu et déterminé. Ses cheveux en bataille lui tombent presque sur les yeux et lui donnent un air faussement dominant, lui qui bégaye tout le temps et semble s’excuser d’exister à chaque fois qu’ils s’adressent la parole. Ethel presse le pas, elle ne veut pas se faire piquer son « tombeur » par un « chapelier fou ». Benedict la voit qui accélère en direction d’Alejandro, alors qu’il avait justement arrêté son choix sur l’homme aux chutes pour l’exercice de ce soir. A son tour, il avance plus vite en direction d’Alejandro, se donnant l’air d’un sportif pratiquant la marche rapide. Ethel accélère encore, faisant claquer les talons de ses Louboutin sur le carrelage de la salle paroissiale dans laquelle ils sont réunis.

Une course se joue à présent entre eux deux, une course où les compétiteurs font tout pour ne pas avoir à se parler, l’un trop timide, l’autre trop embarrassée par l’intérêt qu’il éveille en elle.

Benedict réduit la distance sur les derniers centimètres qui les séparent de son objectif et franchit le premier la ligne d’arrivée non sans trébucher sur le pied de la chaise d’Alejandro, emporté par sa propre vitesse. Le collectionneur de chutes évidemment, tombe à la renverse dans un fracas qui fait sursauter tous les participants.

« Aaaaiiieuh ! beugle-t-il, je me suis fait mal au bras ! Je ne peux plus le bouger ! Appelez les secours, et dites-leur que c’est pour moi, ils sauront dans quel hôpital m’emmener… » ajoute-t-il avec résignation entre deux sanglots de douleur.

Sur le trottoir, Benedict tient compagnie à Alejandro en attendant l’ambulance qui doit arriver. Le roi de la chute se tient le bras en reniflant.

« J’en ai marre, moi ! Je n’en peux plus de cette collection ! Une malédiction, oui ! Tu sais, dit-il à Benedict entre deux couinements, moi, si je viens là, c’est pour essayer de m’en sortir, pas pour me retrouver avec une nouvelle chute à ajouter à ma collection !
– Je suis vraiment désolé, dit Benedict, contrit. Je ne voulais pas… C’est à cause d’elle, là ! La blonde !
– Bah quoi ?

Benedict hésite à poursuivre mais il a besoin de vider son sac.

– Elle m’impressionne, elle me perturbe et en sa présence, j’agis encore plus gauchement que d’habitude. Je perds mes maigres moyens et je deviens encore plus imbécile que je ne le suis déjà lorsqu’elle est là. Elle a cette façon de me regarder, cette façon de me voir, tu vois ce que je veux dire ? Elle me transperce avec ses yeux. Je suis minable, je ne mérite pas d’être parmi vous… Je m’en veux tellement de ce que je t’ai fait… Je dois t’avouer quelque chose, mais jure-moi que tu ne le diras pas aux autres.
– Promis, répond Alejandro, dubitatif. Tu sais, je ne t’en veux pas, tu n’es obligé de rien. Moi je suis juste un type avec une chute de plus à son palmarès, et au fond, je ne suis pas si mécontent même si mon bras me fait souffrir. Je reste un collectionneur avant tout ! Et puis, c’est le bras gauche et je suis droitier !
– Je suis un imposteur, crache Benedict après quelques secondes de silence. Un imposteur ! Tous ces chapeaux, des dizaines, des centaines de couvre-chefs, je les entasse mais je n’en porte pas un seul ! Jamais ! Je me trouve laid, je me trouve hideux, avec ou sans chapeau mais je ne peux pas m’empêcher de les accumuler ! Je ne suis pas un collectionneur, je ne suis qu’un rêveur, un dépensier compulsif qui n’assume pas sa passion, trop faible pour oser se dévoiler en public avec un chapeau haut-de-forme modèle Richard en feutrine noire, datant de l’époque victorienne et de toute beauté en plus ! J’ai honte, j’ai si honte, si tu savais Alejandro… !
– Moi, je n’ai jamais lu aucun Goncourt. »

Benedict blêmit. Ethel se tient dans l’encadrement de la porte, une Vogue entre les doigts, le regard dans le vague, en retrait.

Ethel poursuit :

« C’est amusant, vous me direz, nous ne sommes pas si différents, vous et moi. Vous qui n’osez pas porter vos si beaux chapeaux, alors qu’ils vous vont à merveille et moi avec ma pile de Goncourt intouchés et intouchables, comme des trésors que j’aurais juste le droit de regarder… Je ne vaux pas mieux que vous, croyez-moi…
– Vous trouvez vraiment que j’ai une tête à chapeaux ? » rougit Benedict.

Pour seule réponse, Ethel lui sourit, écrase le mégot de sa cigarette en soufflant un dernier nuage de fumée et s’en va en direction de la salle où se trouve le reste du groupe. Le camion du SAMU qui se gare près du trottoir éclaire leurs visages d’une alternance de lumière bleue et blanche. Benedict hèle le nom d’Ethel, sa voix forte comme jamais pour couvrir le bruit de la sirène. Ethel se retourne, Benedict ose enfin :
« Il y a une brocante dimanche, ça vous dit qu’on s’y retrouve ? »

Ethel hésite puis acquiesce. « Pourquoi pas ? »

Ethel est déjà là quand Benedict arrive au bar où ils se sont donnés rendez-vous. Assise en terrasse, elle lit la dernière page de l’Amant de Marguerite Duras, une première édition de toute beauté publiée par les Éditions de Minuit. Elle avait enfin réussi à l’obtenir chez son libraire. Elle avait d’abord commencé par lire le premier chapitre, persuadée qu’elle n’y comprendrait rien, qu’elle ne verrait pas la beauté, qu’elle ne mesurerait pas ce qui a fait de cet ouvrage le classique qu’il était. De page en page, pourtant, de paragraphes en chapitres, elle avait plongé dans l’histoire de Duras en Indochine pour se retrouver, alors que Benedict arrivait, à quelques paragraphes du point final.

Benedict prend place face à elle. Il arbore un sublime chapeau Player en feutre de laine noir, avec une décoration en cuir sertie d’une plume de chez Stetson. Un de ses préférés. Il faisait partie de sa collection depuis des années, entreposé avec soin dans son dressing, épousseté régulièrement mais bien trop longtemps conservé sous un globe, tel une œuvre d’art dans un musée plutôt que porté pour lui faire tout l’honneur qu’il méritait.

C’est la troisième fois qu’ils se retrouvent pour aller se promener dans une brocante. Ensemble, ils partagent désormais ce rituel : un café en terrasse si le temps s’y prête et quelques heures de balades dans les allées animées du vide-grenier qu’ils ont choisis. Benedict à la recherche de chapeaux qu’il pourrait enfin porter, Ethel en quête de premières éditions des Goncourt qu’elle oserait enfin lire.

À leur second rendez-vous, Benedict avait mis la main sur une édition dédicacée du « Chasseur Zéro » de Pascale Roze, Goncourt 1996, une histoire tragique où il est question de secrets et d’obsession et l’avait offert à Ethel. Le parallèle avait amusé la collectionneuse, qui, en retour, lui avait fait cadeau d’un chapeau melon noir à bordures dorées, faisant promettre au gentleman de le porter lors de leur prochaine rencontre.
« Seulement si vous lisez ce livre », avait enchérit Benedict.

Elle lui avait souri et elle avait relevé le défi, espérant qu’il le ferait lui aussi.

« Alors, ça fait quoi d’oser ? demande Ethel, un brin impressionnée de voir Benedict porter un chapeau et qui plus est, un véritable bijou, bien plus élégant et original que celui qu’elle lui avait trouvé aux puces.
– Beaucoup de bien, je le reconnais. Et vous, ce Goncourt ?
– Pas aussi terrible que je ne l’imaginais mais bien plus intéressant que celui que vous m’avez offert ! » ajoute Ethel pour le taquiner.
Bras dessus, bras dessous, le chapelier « plus si » fou et la « pas que » belle blonde s’avancent au milieu des brocanteurs. Elle tient son livre près de son cœur. Il porte son chapeau avec fierté.

C’est peut-être ça le bonheur…

 

 

 

Avec l’aimable autorisation des auteur·ices suivant·es, dans l’ordre d’apparition :

Florence Idelfonse, Odile Baré, Térence Carbin Céron & Leeloo Rocks

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