Avant Mona Chollet et son (re)fondateur « Sorcières : la puissance invaincue des femmes » sorti en 2019, une grande femme – militante féministe, penseuse, écrivaine, activiste – avait théorisé la chasse au sorcières qui s’est déroulée du XVè au XVIIè siècle, comme un « sexocide », inventant au passage le terme pour désigner le massacre systématique des femmes durant deux siècles et ce, dès 1999.
Cette femme, c’est Françoise d’Eaubonne, pionnière de l’écoféminisme, entre autres talents, et autrice du pamphlet réédité par Au Diable Vauvert en mars dernier, dans la collection Nouvelles Lunes, « Le Sexocide des Sorcières ».
Françoise d’Eaubonne, je ne sais pas vous, mais moi, je ne la connaissais pas avant de voir passer l’info de la sortie du livre via les réseaux sociaux de Taous Merakchi (oui, encore elle, à croire que si je ne prononce pas son nom au moins une fois par chronique, je prends feu), qui en a écrit la préface. Sans cela, je serai certainement passée à côté encore longtemps de Françoise d’Eaubonne et de ses écrits, comme beaucoup de monde puisque jusqu’en 2020 environ, la plupart de ses livres – et je vous parle d’une centaine d’ouvrages de poésie, de romans et d’essais – étaient quasi introuvables.
Si elle refait surface depuis quelques années, c’est grâce au travail et à la passion d’Elise Thiébaut, autrice féministe à qui l’on doit par exemple « Ceci est mon sang : Petite histoire des règles, de celles qui les ont et de ceux qui les font », qui dirige aujourd’hui la collection Nouvelles Lunes des éditions ADV, dont « Le Sexocide des Sorcières » est la première parution.
En 2020, Elise Thiébaut, entreprend d’écrire une biographie romancée de Françoise d’Eaubonne, avec le soutien des membres de « La Bande à d’Eaubonnot » dont elle fait partie – une bande « informelle et mouvante » composée de Vincent d’Eaubonne, son fils, d’Alain Lezongar, son fils adoptif et d’autres « représentantz » issu·e·s du monde littéraire et au-delà.
En pleine pandémie du Covid, reparler de et redonner la parole à la première écoféministe (un terme qu’elle a aussi conceptualisé et inventé dans les années 1970) « alors que la planète était en feu et que le féminisme renaissait de ses cendres (lui parut) alors une bonne idée ». De cette très bonne idée est né le roman « L’Amazone Verte », une biographie à la première personne qui raconte la vie incroyable de Françoise : une militante radicale au caractère intransigeant, reconnue internationalement et pourtant oubliée en France.
Nulla dies sine linea
Françoise d’Eaubonne a eu une vie faite de peu de choses : d’écriture et de politique.
Née en 1920 à Toulouse, elle grandit dans une famille de cinq enfants, d’une mère castillane, mathématicienne, une des premières femmes à avoir suivi des études scientifiques à la faculté des Sciences de Paris, et d’un père anarchiste chrétien originaire de Bretagne. Alors qu’il subit les effets des gaz des tranchées à son retour de la première guerre mondiale, son père voit sa santé décliner, obligeant sa mère à abandonner sa carrière scientifique pour se consacrer à l’enseignement. Un événement qui marquera Françoise et la sensibilisera très jeune, aux inégalités subies par les femmes.
Dans les années 1930, elle remporte le premier prix au concours de nouvelles Denoël des moins de 13 ans. Il était demandé un minimum de 200 lignes, elle envoie les 225 pages de « Mireille, Fille des montagnes » ce qui lui vaudra d’être repérée et encouragée par Colette.
En 1940, deux ans après son bac, elle entre dans la Résistance après avoir entamé des études en Droit et Beaux-Arts à Toulouse. En 1942, elle publie son premier recueil de poèmes Colonnes de l’âme, puis en 1944, Julliard publie son premier roman Le Cœur de Watteau, qui sera suivi par plusieurs autres dont le best-seller Comme un vol de gerfauts,prix des lecteurs 1947. En 1946, elle entre au Parti Communiste qu’elle quittera dix ans plus tard en 1956 car elle n’est pas d’accord avec les positions du parti, qu’elle n’estime pas être assez anti-colonialiste, sur la Guerre en Algérie.
En 1951, deux ans après la parution de « Deuxième Sexe » qui l’a bouleversée, elle publie son premier essai féministe « Le Complexe de Diane », en défense du livre de Beauvoir dont elle deviendra par la suite l’amie. Elle y abordes les thèmes qu’elle traitera durant toute sa vie : le patriarcat, l’Éros, le genre et le féminisme.
Après un engagement actif lors de mai 68, elle co-fonde en 1971 le MLF (Mouvement de Libération des Femmes), signe le manifeste des 343 pour le droit à l’avortement et participe à la création du Front homosexuel d’action révolutionnaire (FHAR). Puis, c’est en 1974 que Françoise forge le concept d’ « écoféminisme » dans son essai majeur Le Féminisme ou la Mort. Elle articule alors le lien théorique entre écologie et féminisme, le patriarcat ayant fait, pour elle, à la fois main basse sur le ventre des femmes et les ressources naturelles.
Elle écrira jusqu’à sa mort en 2005, sa devise étant « nulla dies sine linea » (pas un jour sans une ligne) et conservera un engagement politique et militant anti-raciste, anti-colonialiste et écoféministe, tout aussi farouche. On a même appris plus de quarante ans après, dans des écrits intimes, qu’elle avait participé au plasticage de la centrale de Fessenheim en 1976, alors qu’elle était en construction.
Théorie conspirationniste lancée par des versions moyenâgeuses de masculinistes
Dans le « Sexocide des Sorcières », Françoise d’Eaubonne crache à la gueule du patriarcat et des religions occidentales (catholique et protestante) pendant 80 pages dans un style frontal, sans fioritures et surtout sans s’excuser de penser ce qu’elle pense.
Pour elle, le massacre des sorcières par l’Église est surtout une affaire de misogynie et de gynophobie – paradoxalement anti-évangélique puisque les femmes étaient considérées comme l’égal de l’homme spirituellement dans les Evangiles. Elle nous explique pourtant qu’au 15è siècle , les femmes avaient été déclassées au rang le plus bas de la société, ne devant le salut de leur existence uniquement à leur valeur procréative.
« (Ce fut) en 1484 (que) la bulle d’Innocent VIII lança l’initiative d’une extermination qui devait dépeupler l’Europe d’une partie du « deuxième sexe » pendant deux cents ans, donnant ainsi sa première chance au si antique rêve phallocratique de sexocide, à savoir : la nostalgie d’un mythique « Männerbund » (troupe d’hommes) en plein patriarcat. » explique Françoise d’Eaubonne.
Deux ans plus tard, en 1486, arrivent les deux écrivains du « Marteau des Sorcières » (Malleus Maleficarum) ce fameux « guide » de reconnaissance, de torture et de meurtre contre les sorcières qui a ouvert la porte au sexocide pendant deux cents ans. Pour d’Eaubonne, les deux écrivains de ce manuel, qu’elle compare à « Mein Kampf », ne sont que deux obsédées sexuels frustrés et des serial killers en puissance.
« Il est parfaitement équitable de comparer le manuel d’antisémitisme hitlérien au Marteau des sorcières. Ces deux ouvrages appartiennent à l’hallucinante possibilité humaine de déchaîner un massacre à partir d’un raisonnement digne d’un aliéné ».
Parmi les critères de reconnaissance de la sorcière, tous plus contradictoires les uns que les autres finalement, celui qui ressort en fond, c’est le fait que la sorcière est une femme.
D’Eaubonne cite le Marteau p 74 du livre et commente :
« Toute sorcellerie provient du désir charnel qui est insatiable chez la femme… Afin de satisfaire leur concupiscence, elles doivent copuler avec le diable… Nous devons rappeler que par sorcières nous n’entendons pas seulement celles qui tourmentent et tuent ; font partie aussi de ce groupe celles qui délivrent du mal. » Ainsi, toute femme est une sorcière en puissance, y compris la bienfaisante, celle qui soigne et guérit, et même celle qui accouche une parturiente. « Nul n’a fait autant de mal que les sages-femmes ! » réitère l’auteur (du Marteau des Sorcières) »
Elle relève d’autres traits de « la » sorcière : « des femmes cultivées, sans doute, (…) une vie solitaire, surtout à un âge avancé, une habitation écartée, un aspect physique singulier : infirmité, laideur, cheveux roux, etc., et la compagnie d’un chat, bête déjà maudite et brûlée en foule sur un bûcher rituel, etc. Ajoutons qu’une trop grande laideur – ou une trop grande beauté – complètent également cet étrange catalogue. Les traits de caractère et l’humeur ne sont pas oubliés : une « mélancolie persistante » restera un des plus permanents sujets d’accusation. Combien de dépressives auront fourni de combustible au saint tribunal ? »
La chasse aux sorcières apparaît alors pour ce qu’elle est : une théorie conspirationniste lancée par des versions moyenâgeuses de masculinistes, ultra conservateurs et fascistes, mise en action pour éliminer les femmes qu’ils veulent contrôler mais qu’ils ne comprennent pas et qui leur font peur.
Françoise d’Eaubonne était une femme badass et, si l’on en croit les critères du Malleus, une sorcière elle aussi – elle vécut jusqu’à sa mort dans son petit studio du 10è arrondissement de Paris, seule avec sa plume et son engagement. Elle est malheureusement décédée dans l’oubli de ses contemporaines mais grâce à celles et ceux qui ont rallumé la lumière ces dernières années dans sa direction, nous avons peut-être une chance de pouvoir puiser dans sa force et son esprit pour les nombreux combats qui nous attendent encore demain.
À l’heure où le droit à l’avortement est remis en cause, où les personnes trans voient leur existence même reniée, où les féminicides émeuvent mais que rien n’est fait pour les arrêter, où un gouvernement français composés d’agresseurs vote des lois inégalitaires et réprime par la violence ses opposants, puissent la persévérance, l’opiniâtreté et la détermination de Françoise d’Eaubonne nous inspirer.
Références :
« Le Sexocide des Sorcières » de Françoise d’Eaubonne, réédité par Au Diable Vauvert dans la collection Nouvelles Lunes dirigée par Elise Thiébaut. 80 pages, préfacé par Taous Merakchi. Disponible dans les bonnes librairies.
Nouvelles Lunes, c’est également une newsletter gratuite « féministe, queer, rebelle, écologique, à la fois douce et violente comme les grandes passions humaines » qui paraît deux fois par mois suivant les cycles de la lune. > nouvelleslunes.fr