Un accident est vite arrivé et les conséquences peuvent être désastreuses, suffisamment pour t’empêcher de te réveiller. Et moi, j’en suis là. Mais ce qu’ils ne savent pas que je sais, tous, là, à me supplier de me réveiller, c’est que ce n’était pas un accident. Je le sais, j’étais là. Je le sais, je m’en souviens et je ne veux pas me réveiller tant que je ne suis pas certaine de m’en rappeler lorsque j’ouvrirai les yeux. Lorsqu’on m’enlèvera le tube du fond de la gorge, qu’on me donnera un petit verre d’eau pour me réhydrater la bouche qui se sera totalement asséchée, t’inquiète que je compte bien leur dire comment ça s’est passé ! Alors en attendant, je me tais, je ne me réveille pas, et malgré toutes leurs supplications, leurs larmes, leur détresse, leur sincérité ou leur colère, je ne sors pas encore de mon coma. Pas encore. Pas cette fois.
Il va falloir attendre, il va falloir patienter. Il va falloir prendre sur vous les cocos et me laisser me reposer et vous devriez faire la même chose parce que quand je vais l’ouvrir, ça va résonner fort. Ça va souffler comme une tempête, trembler comme un séisme, ça va faire un écho d’enfer qui va vous faire regretter de m’avoir suppliée et suppliée encore de me réveiller. « Réveille-toi ! Je t’en supplie, réveille-toi » qu’ils disent tous… On verra qui aura envie de dormir quand je serai de nouveau là. Mais avant de tout dire, avant de tout balancer, j’attends, je respire artificiellement pour me préserver, pour me réparer lentement mais sûrement. Pour une fois, je ne vais pas me précipiter. Pas encore. Pas cette fois.
« Un accident est si vite arrivé. C’est une véritable tragédie. Si jeune. Si belle. Si jeune. Mais comment ça a pu lui arriver à elle ? Elle qui était si belle, si jeune, si belle… » Je les entends tous. Tous. Pas un, pas une qui ne passe pas la barrière de mon coma pour me parvenir aux oreilles et être déchiffrés par mon cerveau. Tout ce travail de mon corps entre la vie et la mort pour entendre un ramassis de conneries pareil ! Ah, ça oui, c’est une tragédie de se retrouver dans le coma après un accident de la route, mais la tragédie, les cocos, c’est pourquoi cet accident s’est produit. Pourquoi je me suis retrouvée, moi, si belle, si jeune, – mon cul bande d’hypocrites -, à cet endroit à ce moment-là. La tristesse c’est que je me retrouve à cause de leurs conneries dans le coma, à ne pas pouvoir leur dire que si je suis là, c’est à cause d’eux. La tragédie, c’est que je sais ce qui m’est arrivé et que pendant tout ce temps, entre deux « Réveille-toi ! Je t’en supplie, réveille-toi ! », ils se racontent tout un tas d’histoires pour ne pas avoir trop mal de me voir comme ça. Entubée, branchée, emmurée en moi, incapable, pour l’instant de leur répondre quoi que ce soit. Pas encore. Pas cette fois.
Je ne les vois peut-être pas, mais au son de leurs voix, je me les figure très bien. Maman et Papa, un de chaque côté du lit, trois heures par jours, une le matin après le café, une le midi à la pause déjeuner, et une le soir avant de rentrer dîner, à murmurer tout un tas de secrets débiles au creux de mes oreilles : « on t’aime ma chérie, on pense fort à toi » ; « on est là, on vient te voir, on pense fort à toi« ; « on nous a dit qu’il fallait qu’on te parle alors on te dit un peu n’importe quoi« … La dernière, c’est pas d’eux, c’est de moi, parce que je sais que c’est précisément ça. Ils viennent pour venir, parce que ça fait des mois que ça dure cette affaire et qu’ils culpabilisent de me laisser toute seule comme ça. Une infirmière a dû leur dire que je pouvais les entendre même si je ne leur répondais pas, alors ils viennent trois heures par jour me raconter leurs petits riens, et m’encourager, me soutenir pour que je me réveille enfin. Pour que ce soit le son de leur voix qui me sorte de là. Pour qu’à force de courage et d’abnégation, ce soit grâce à eux que je me sorte de là. Désolée, mais ça ne sera pas le cas. Pas encore. Pas cette fois.
J’ai d’autres visiteurs, d’autres compagnons de solitude. Le personnel de l’hôpital qui s’occupe bien de moi. Des ami·es qui osent parfois franchir la barrière du silence pour s’asseoir quelques minutes ou quelques heures auprès de moi et me parler pour essayer d’avoir un impact en moi. Des gens d’une asso qui viennent décorer un peu les chambres et faire la lecture aux gens comme moi. C’est sympa même si j’aurais largement préféré qu’on me lise des polars ou des thrillers plutôt que du Proust. Il est gentil, Marcel, avec sa madeleine, mais putain, c’est long ! Et c’est une fille dans le coma qui le dit ! Mais malgré Proust, généralement, je ne m’ennuie pas. Et puis, j’ai mon mantra à moi, ma prière pour qu’au réveil je n’oublie pas. Pas encore. Pas cette fois.
Pourquoi j’étais sur le bord de la route en pleine nuit, déjà ? Qui m’a dit d’aller me faire voir quand je leur lui ai demandé de me déposer chez ma meilleure amie ce soir-là ? Qui m’a dit de me débrouiller, qu’ils n’avaient pas que ça à faire, qu’il fallait que je sois autonome pour une fois ? Moi, si jeune, si belle, si ferme-ta-gueule-ouais, toute seule, de nuit sur une petite route mal éclairée, c’est sûr que ça en sentait pas la tragédie à plein nez… Hein Maman, hein Papa… pas le temps ce soir, pas de temps pour moi, pas maintenant, pas ceci, pas cela ? Qui m’a dit tout ça ? Vous le savez, vous en crevez, et moi, patiemment, j’attends de m’en réveiller pour vous le raconter. Mais je ne suis pas tout à fait requinquée. Pas encore. Pas cette fois.
Et puis, il n’y a pas que vous, si ça peut vous rassurer. Vous n’êtes pas les seuls acteurs de cette tragédie qui m’est arrivée, à moi, si jeune, si belle, si…pff, je n’ai même plus les mots tellement vous m’agacez ! Pourquoi j’étais sur le bord de la route en pleine nuit, déjà ? Pour qui je me suis mise en danger comme ça ? Qui m’avait appelée, une heure auparavant, des trémolos dans la voix, parce que son petit copain du moment s’était rendu compte qu’elle le trompait ? Qui m’avait appelée, encore une fois, au secours pour venir démêler les sacs de nœuds qu’elle avait elle-même tricotés ? Qui m’avait fait du chantage quand je lui avais dit que je ne pouvais pas venir, que personne ne pouvait m’emmener ? Qui m’avait dit, avec une mesquinerie à peine dissimulée, que je n’étais pas une bonne amie, que je la décevais, une fois de plus, qu’elle regrettait parfois de s’être confiée à moi, que si c’était ça mon amitié, elle n’en voulait plus, elle n’en voulait pas ? Hein, ma « meilleure amie« , ma « chérie« , ma « poulette« , ma « sœur d’amour, je serai toujours là pour toi« . « À la vie, à la mort« , c’est ce que tu disais n’est-ce pas ? À la vie, à la mort mais apparemment pas dans le coma, parce que toi, bizarrement je ne t’entends pas alors que si je suis dans ce lit, c’est aussi en partie à cause de toi. Mais ne t’en fais pas, je ne t’oublie pas. Oh non, je ne t’oublie pas et tu m’entendras à nouveau, promis. Il faut juste être un peu patiente, et dieu sait que ce n’est pas ton fort, toi l’enfant gâtée, l’enfant couvée, l’enfant populaire, portée aux nues, héroïne et metteuse en scène de ses propres mélodrames pour être certaine de rester au centre de l’attention, bien visible dans le champs de la caméra. Il te faudra être patiente, car je ne me précipiterai plus pour toi. Pas encore. Pas cette fois.
« Réveille-toi ! Je t’en supplie, réveille-toi », il y en a un autre qui n’arrête pas avec ça. Lui, il en va de sa liberté, alors il supplie à voix haute, pour faire bien, comme les autres, mais dans son cœur il ne veut pas que je revienne. Lui, il en va de son permis, de son compte en banque, de la confiscation de son véhicule et si je me réveille, de sa capacité à survivre en prison. Et il sait qu’il n’y survivrait pas. Il a déjà du mal à survivre comme ça, en attendant de voir si j’ouvre les yeux et à anticiper ma réaction quand je le verrai, alors s’imaginer enfermé entre quatre murs, pendant des mois et des mois, avec des criminels, des vrais, pas des mecs comme lui qui n’ont jamais rien fait, au fond, à part cette fois-là, non, ça il n’y croit pas. Il croit en son innocence et même si je me réveille, il croit que je leur dirais à tous, que c’était pas fait exprès, qu’il ne m’avait pas vue, qu’il ne roulait pas trop vite en plus parce qu’il arriverait à me convaincre… Mais il se trompe, mon dieu comme il se trompe ! Qui a ralenti quand il est arrivé à ma hauteur pour me demander ce que je faisais là, toute seule, dans le noir ? Qui a insisté lourdement pour me déposer à ma destination, malgré mes refus, malgré mes « non merci, c’est bon » ? Qui a continué de longues minutes à me dire que c’était pas prudent de me balader la nuit comme ça, moi qui était si belle, si jeune, si… Hein ? Et qui a finalement fait mine de partir pour aller faire demi-tour un peu plus loin et me foncer dessus avec sa bagnole quand je lui ai dit d’aller se faire voir et de me laisser tranquille? Qui m’a traité de salope, de petite pute, de connasse ? Qui m’a dit que je n’étais même pas belle, que personne ne voulait de moi de toute façon, que je devrais mieux me sentir flattée qu’il s’intéresse à moi ? Qui m’a dit tout ça, avant de rouler dans la nuit, avant que je ne voie les feux rouges arrière s’éclairer violemment comme tu appuyais sur le frein avec toute la haine qui t’habitait, avant que je ne voie la voiture faire demi-tour, avant que tu décides de revenir pour m’assassiner ? Qui ? Hein, Monsieur l’Enculé ? Hein, le chauffard même pas alcoolisé ? Hein, le chauffeur du véhicule de couleur bleue, immatriculé 45 BTX 58, avec un autocollant du club de plongée sous-marine du patelin d’à-côté sur le pare-brise arrière ? Tu peux être sûr que rien que pour toi, je vais me réveiller. Je ne te laisserai pas gagner. Pas encore. Pas cette fois.
Comment peuvent-ils croire que j’aurai tout oublié quand je serai à nouveau là ? Comment peuvent-ils s’imaginer que ce coma, ça serait comme le coup d’éponge qu’on passerait sur tout ce qui s’est passé ce soir-là ? J’étais là. Je suis encore là. Je sais tout ce qui s’est passé. Un accident n’est pas arrivé. Une tragédie est arrivée. Un drame en trois actes avec des personnages tous responsables s’est produit et c’est moi qui en ai fait les frais.
Je sais ce qui est arrivé et je jure devant les dieux du goutte-à-goutte et des bips que je raconterai mon histoire quand je me réveillerai. Mais pour le moment, je dois encore me retaper. Soyez patients, je travaille ma mémoire pendant ce temps. Je ne vous laisserai pas me tuer une seconde fois. Pas encore. Pas cette fois.
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