It goes on and on…
Une femme
Joan Didion est décédée le 23 décembre 2021, à l’âge de 87 ans.
Figure du “journalisme littéraire” et témoin embarquée de la contre-culture américaine, Joan Didion a passé la majeure partie de sa vie a écrire sur l’Amérique, portant sur le pays, ses habitants, sa culture, ses cultures un regard acerbe et parfois désabusé.
C’était une grande dame de l’écriture, de la littérature, du journalisme et je remercie encore l’ami qui me l’a faite découvrir (trop) récemment en m’offrant l’édition poche de “L’Amérique”, un recueil de textes et de chroniques qu’elle avait écrits entre les années 1960 et 1990.
J’avais d’ailleurs publié une fiche de lecture sur ce livre sur mon Patreon.
Un livre
Les enfants sont rois de Delphine De Vigan.
[Attention, ce texte contient des spoilers sur le livre]
Quelques semaines après avoir terminé, et beaucoup aimé, Téléréalité d’Aurélien Bellenger, je viens juste de finir Les enfants sont rois de Delphine de Vigan.
Là aussi, grosse claque.
Le hasard (ou le génie marketing) a fait que ces deux livres sont sortis à peu près en même temps, en avril 2021 plus précisément, et que l’on s’est ainsi retrouvé avec deux livres qui se donnent la main, qui peuvent se lire l’un après l’autre, comme un dilogie.
Les enfants sont rois, c’est l’histoire de Mélanie, une “happy maman” qui, pour combler son rêve déçu de devenir star de téléréalité dans les années 2000, devient “Mélanie Dream” et fonde la chaîne YouTube “Happy Récré” où elle met en scène ses enfants, Sammy et Kimmy, dans les vidéos d’unboxing, de challenge, de tests de jeux… En parallèle, on suit Clara, procédurière à la Crime, qui va se retrouver à enquêter sur la disparition soudaine de la fille de Mélanie, Kimmy, star de YouTube du haut de ses six ans. Deux femmes qui n’ont rien en commun, deux personnalités différentes, l’une qui cherche désespérément la lumière quand l’autre se tapit dans l’ombre ; l’une enfant de la télé, l’autre enfant de militants devenue flic au grand dam de ses parents; l’une entassant les possessions matérielles pour se couvrir et couvrir ses enfants de bonheur, l’autre vivant une vie de flic, presque une vie d’ascète.
Outre l’opposition de ces deux personnages que l’on va découvrir au fur et à mesure du roman dans leurs failles et dans leur similitudes, tout l’intérêt du livre réside, pour moi, dans la vision de l’autrice de la téléréalité, des réseaux sociaux et de la mise en scène de soi et des siens qui a résulté de ces deux phénomènes. Là où Téléréalité de Bellenger racontait la naissance du phénomène et de ceux qui l’ont accouché, De Vigan a choisi, elle, de raconter celles et ceux qu’il a enfanté. Les Loana, les Jean-Edouard, les Greg, les Nabilla, les Mélanie et ses enfants, les héritièr·es du Loft, devenu·es encarts publicitaires dès leur plus jeune âge, sur-choyé·es par les marques de dessins animés, de bonbons, de biscuits et de jeux et sur-aimé·es par des millions de personnes qu’ielles ne connaissent pas. De Vigan raconte ce trop-plein d’attention que les enfants n’ont pas demandé, mais que leur mère rêve toute sa vie; ce trop-plein de choses dont ielles ne savent plus que faire mais que Mélanie continue d’entasser, d’amasser et de leur faire montrer à la caméra, sourire forcé et texte appris par cœur pour les “happy fans” à qui ielles doivent faire des “bisous d’étoile” à chaque fin de vidéo en n’oubliant pas de leur rappeler de s’abonner à la chaîne.
Mélanie, en productrice et réalisatrice professionnelle jusqu’au bout de ses ongles manucurés, comprend rapidement et instinctivement le fonctionnement de YouTube et de son algorithme et le fait sien pour devenir enfin le personnage de téléréalité qu’elle avait toujours rêvé d’être. Elle intègre parfaitement les gimmicks, les répétitions qui fédèrent les communautés, commence toutes ses vidéos et ses stories par la même phrase, crée de l’intérêt et de l’empathie à travers l’objectif de son téléphone portable pour elle et sa famille, des gens normaux qui, grâce à elle, grâce à son travail acharné, deviennent des modèles mais aussi, des cibles bien qu’elle refusera toujours de l’entendre.
Mélanie est glaçante de déni et c’est ce qui en fait un personnage fascinant du début à la fin du livre. Jamais elle n’accepte le fait qu’elle force ses enfants, jamais elle ne reconnait leur mal-être, jamais elle n’avoue que ce qu’elle fait c’est surtout pour elle et non pour eux. Quand Kimmy, six ans je le rappelle, montre des signes de ras-le-bol, se défile, refuse de jouer aux jeux donnés par les marques et se cache littéralement pour éviter l’œil inquisiteur qui ne dort jamais de la caméra, Mélanie dit qu’elle est fatiguée, minimise, refuse de comprendre et fait en sorte que les enfants répètent à qui veut l’entendre que c’est leur rêve et qu’ils sont ravis de participer à tout cela, aux dédicaces, aux selfies, aux tournages pendant des heures et des heures dans le studio familial. Quand son enfant développe des signes d’anxiété (tic à l’œil, eczéma…), Mélanie l’éloigne simplement de la chaîne et donc, de la famille qui en est devenue l’actrice principale, et focus l’objectif sur Sammy, plus docile, qui continue sagement de faire ce que Maman veut, ce qu’elle dit qui est bon pour lui, jusqu’à l’épuisement psychique, jusqu’à la psychose, jusqu’au Syndrome du Truman Show.
Un autre aspect intéressant du livre réside dans la projection que fait Delphine de Vigan dans le futur. Elle imagine avec beaucoup de réalisme des futurs objets connectés, des logiciels de reconnaissance faciale et vocale et même un réseau social de home réalité, où, pour un abonnement à la plateforme payante, les fans
peuvent passer des journées entières avec leur people préférés. (…) Elle emmène ses fans partout avec elle et leur promet de ne rien manquer : rendez-vous chez le médecin, séance chez le coiffeur, déjeuner avec une collègue vlogueuse ou influenceuse, tout est partagé. Et plus que jamais, le partage est sa raison de vivre.
Enfin devenue la star de sa propre télé-réalité, Mélanie se met en scène 24 heures sur 24, gère les caméras installées dans sa maison grâce à un boitier-régie et n’oublie surtout pas de se mettre un peu de blush avant d’allumer les caméras à son réveil pour accueillir ses chéris.
Delphine de Vigan nous imagine tous et toutes, dans dix ans, en deux camps distincts que la pandémie n’aura pas su réconcilier : ceux qui se donnent à corps perdu dans les écrans et ceux qui s’en méfient comme de la peste. Une dichotomie surréaliste et alarmiste, certes, mais qui nous donne un aperçu potentiel de ce qui nous attend si nous laissons faire, si nous ne regardons pas vraiment ce qui se passe derrière nos écrans et que nous continuons à les fixer passivement.