L’Appel du miroir

Bon, ça sert à rien de m’angoisser comme ça, c’est pas comme si je le connaissais pas. Enfin, c’est pas comme si on s’était jamais parlé en tout cas. J’arrête pas de me dire ça depuis des jours, depuis qu’on s’est mis d’accord pour se retrouver au Café lui et moi. En soi, il n’y a rien de bien dingue à cette histoire. Deux personnes qui se parlent pendant des mois et se rencontrent enfin dans un lieu public parce qu’elles se sont rendues compte qu’elles s’apprécient, c’est pas inhabituel en 2020. J’veux dire, on est à l’époque de l’uberisation de l’amour ou je ne sais comment ils appellent ça les spécialistes du comportement des internautes.

Après, nous c’est un peu rigolo, parce que – et je me plais souvent à imaginer raconter notre ça à ma future descendance, assis dans un gros un fauteuil, les genoux recouvert d’un plaid, entouré de bambins qui me regardent avec une forme de vénération dans le regard, comme si j’allais leur délivrer une parole biblique, la meilleure histoire de tous les temps, ou je ne sais quoi – « nous« , je leur dirai en marquant une pause bien trop longue mes vieux yeux plein de malice, « nous, on s’est pas connu sur un site ou un appli. Non, on s’est connu au téléphone« . Et là, ils feraient tous un « oooh » d’admiration, parce que ça leur semblerait être un truc de dingue parce que le téléphone pour eux, ça sera un objet du moyen-âge ou un truc comme ça.

Mais c’est vrai que c’est assez peu banal, de s’être parlés de vive-voix avant de s’échanger des messages et des textos. À l’échelle du XXIè siècle, on a commencé par le truc le plus intime ! En équivalent années 90, on serait rencontrés dans une partouze quoi !

J’avais cherché des semaines une solution pour mon putain de lave-vaisselle tombé en panne qui clignotait invariablement au bout de cinq minutes de programme. J’avais écumé les forums les plus obscurs du web, mais rien n’y faisait, je ne trouvais pas la solution pour qu’il lave mes putains d’assiettes ! J’avais donc du me résoudre à appeler le service après-vente. L’horreur. Comme si je vivais en 1912 et que je devais me déplacer en magasin ! Parler à quelqu’un, quelle angoisse ! L’être humain n’avait pas inventé Internet pour qu’on continue à se parler de vive-voix, bon sang !

Avec le recul, ce lave-vaisselle en panne, c’était un coup de pouce du destin ou un truc comme ça. Parce que le technicien qui m’a aidé c’était lui et après ce premier coup de fil, il y en a eu des dizaines d’autres qui nous ont rapproché et rapproché encore. Au début, on parlait lave-vaisselle, produit d’entretien et technique de vidange pour éviter que la valve de je ne sais plus quoi ne se bloque et puis, le lendemain il avait appelé pour s’assurer que ses conseils avaient fonctionné. Et puis quelques jours après j’avais du rappeler pour demander une facture pour mes comptes. Coup de bol, j’étais tombé sur lui. La coïncidence nous a fait rire, on a commencé à parler de ça, du destin, de la vie qui est drôle parfois, haha et il a fini par me donner le numéro de sa ligne directe pour le cas où j’aurai eu besoin d’une nouvelle facture ou d’un nouveau conseil technique.

Je sais pas pourquoi je l’ai rappelé. Il y avait quelque chose dans sa voix. Une sympathie, un sourire ensoleillé qui transpirait par les petits trous du combiné et qui me donnaient envie de discuter avec lui. Et de son côté, ça a sûrement dû être pareil puisqu’il me rappelait toujours. On a appris à se connaître, on s’est apprécié de plus en plus et, coïncidence ou coup du destin à nouveau, j’hésite, on habitait la même ville. Il travaillait dans le call-center qu’abritait l’ancienne manufacture pas loin de la gare ! Ça a duré comme ça pendant des mois.

Jusqu’à aujourd’hui. Ou enfin, jusqu’à la semaine dernière quand il m’a dit :

« Tu penses pas qu’il faudrait qu’on se voit ? Je veux dire, en vrai quoi, sans téléphone ou messagerie interposés ?

– Euh, si, si, je le pense, je suis d’accord, mais je dois t’avouer, ajoutai-je, que ça me fout une trouille bleue.

Je lassais échapper un petit rire, sensé détendre une atmosphère qui prenait un tournant inattendu pour moi et ma timidité quasi-maladive.

– Ouais moi aussi, évidemment que ça me fout la trouille ! répondit-il. T’imagines, ça fait des mois et des mois qu’on se raconte nos vies, tu en sais plus sur moi que ma propre mère je pense et je ne sais toujours pas à quoi tu ressembles ! Non pas que ton physique change quoique ce soit à ce que je ressens pour toi mais…

– Ce que tu ressens pour moi ? le coupai-je. Genre, tu « ressens » des trucs pour moi, dis-je enfin, la gorge serrée comme les lacets d’une paire de baskets passées à la machine et encore trempées après l’essorage.

Je feignais la décontraction mais s’il m’avait eu en face de lui, il aurait compris à la couleur de mes joues que j’étais tout sauf décontracté.

– Mec, évidemment. On ne se confie pas à quelqu’un comme ça pendant tout ce temps sans développer une certaine forme… d’affection, non ?

Je pris une pause de quelques secondes pour digérer l’information, j’avais le souffle coupé, le cœur qui battait à cent à l’heure et j’étais au-delà du cramoisi au niveau des joues.

– Non ? insista-t-il avec une pointe d’inquiétude dans la voix.

– Si… si, carrément, répondis-je enfin. C’est pareil pour moi et pareil, j’en ai pas grand chose à foutre de ton physique mais effectivement, je meurs d’envie de te voir ».

« Je meurs d’envie », j’aurai pas pu faire plus cliché ! Franchement, s’il avait raccroché à ce moment-là, j’aurais compris. Même moi j’avais envie de me raccrocher à la gueule mais il est resté en ligne, il m’a dit que c’était la même chose de son côté et on a finit par convenir d’un rendez-vous. Dans un lieu public d’abord, parce que lui comme moi on n’assumait pas de se retrouver chez l’un ou chez l’autre directement. Alors on s’est dit au Café. Rue Poitevin, à 18h30 le jeudi suivant.

On est le jeudi suivant, il est 18h27, je suis entre l’état liquide et gazeux tellement je stresse mais c’est pas du mauvais stress, c’est de l’excitation pure. Pas sexuelle, non, vraiment, plutôt de celle qui se loge dans les tripes, entre l’estomac et les intestins, qui fait remonter le cœur dans la gorge et bouillir tout le haut du corps. Pour ce qui est  de l’état du bas de mon corps, on en reparlera dans quelques minutes quand je l’aurai en face de moi mais sincèrement, il y a des chances que je fasse un AVC tellement mon sang risque de descendre à vitesse grand V dans mon caleçon. Oui, j’ai la certitude qu’il sera beau. Une intuition inébranlable que je vais instantanément lui tomber dans les bras peu importe son allure, son look, sa taille, son poids. On est au-delà de ça lui et moi. Il y a quelque chose de surnaturel là-dedans et je le sens au plus profond de moi.

J’arrive au Café. Je lui envoie un SMS.

« Je suis devant, tu veux que je t’attende dehors ? »

« J’arrive, va au chaud, et commande toi ce que tu veux. C’est moi qui invite ».

Gentleman ! Un point de plus, même s’il avait depuis bien longtemps dépassé la moyenne et obtenu son diplôme avec mention.

Je nous choisis un table pas trop près de l’entrée mais pas trop au fond du bar non plus, je me commande un cappuccino – j’ai envie de volupté pour un instant comme celui-là – et je l’attends impatiemment, guettant le moindre type qui entre dans le Café, en me redressant à chaque fois comme un suricate.

18h35, il n’est toujours pas là.

Étrange.

18h37, je reçois un SMS :

Lui : « Je croyais que tu m’attendais à l’intérieur ? »

Moi : « Mais je suis là ! Je suis en train de boire un cappuccino. T’es où ? »

Lui : « T’es pas drôle, fallait me le dire si t’étais en retard j’aurai compris ! 😉 »

Moi : « Non mais je te jure que je suis là ! À quoi tu joues ? »

Moi : « Je suis à la table sur la droite, le type avec un pull rouge, brun, des lunettes rondes ».

Lui : « Si t’avais pas envie de me voir fallait me dire non, et pas me faire ce plan alors que je vois décemment bien que tu n’es pas dans le Café ! »

Moi : « Je t’appelle ».

J’appuie frénétiquement sur le petit téléphone à côté de son prénom dans mon répertoire et prie pour qu’il me réponde en riant, en me disant que haha, il m’a bien eu, qu’il était planqué depuis le début de l’autre côté du comptoir. Quel boute-en-train dis donc !

Il décroche.

« Allo ». Sa voix est sèche, agacée.

Je cherche frénétiquement du regard un homme qui serait au téléphone dans le troquet mais il n’y a que moi. Personne en train de parler au téléphone. Ça textote, ça discute à bâtons rompus, mais ça ne téléphone pas. Nulle part autour de moi.

« Allo ? Mais t’es où enfin ? C’est quoi cette histoire ?

– Mais je suis au Café, MOI.

– Non mais déconne pas, enfin, je suis dans la salle et je ne te vois pas ! C’est pas possible, on n’est pas non plus cinq cent dans ce truc ! T’es bien au Café, rue Poitevin ?

– Bah oui, évidemment, où veux-tu que j’aille d’autre ? Y’en n’a pas cinquante des Café rue Poitevin ! Arrête de te foutre de ma gueule !

– Mais je te jure que je déconne pas ! Écoute, je suis à une table en espèce de faux marbre mais c’est du plastique dur là, il y a deux chaises en bois foncé, avec le siège en plastique tressé, le bar est à ma gauche, il y a deux serveuses qui bossent actuellement, une blonde et une rousse. Euh, qu’est-ce que je peux te dire de plus pour te prouver que je suis là ?

– Quelle chanson passe à la radio ?

– Hein ? Euh, je sais pas euh attends.

Je tends l’oreille. C’est une balade sirupeuse, assez pop, avec des synthés qui lui donnent une tonalité un peu dark. La chanteuse a une jolie voix mais je ne connais pas le titre. Je m’énerve contre mon inculture musicale.

– Je sais pas, c’est une nana qui chante, je comprends pas les paroles, mais j’entends « mirror, mirror on the wall, nananana« , tente-je de fredonner pour rassurer mon interlocuteur.

– Putain mais où tu te caches ? soupira-t-il. T’es lourd…

– Non mais ! J’te… Bon, hé, tu sais quoi, ça me gonfle moi aussi, t’as la trouille de me voir? Tu m’as vu et je suis pas à ton goût ? T’as peur de me parler en public ? Quoiqu’il en soit, ton petit manège ne m’amuse pas du tout ! Alors si c’est un plan pour t’échapper vas-y, pars, tu ne risques rien, je ne sais pas à quoi tu ressembles, je ne t’ai pas vu, je ne te poursuivrai pas et je ne t’appellerai plus !

– Mais pas du tout ! Pas du tout, putain, j’y comprends rien ! Je te jure que je suis là aussi !

– Alors quoi ? On est au même endroit et on se voit pas ? T’es un fantôme ?

– Ou peut-être que c’est toi le fantôme, plaisante-t-il.

– Arrête… je comprends rien à ce qu’il se passe là. Faut que j’aille prendre l’air, ça va peut-être me sortir de ce cauchemar… La serveuse a du foutre un truc dans mon café pour me piquer mon pognon, c’est pas possible.

Je commence à sérieusement paniquer. Les blagues les plus courtes étant les moins longues et par conséquent, les meilleures, je n’arrivais pas à concevoir qu’il ne soit pas en train de me mentir ou de se foutre de ma gueule ou même d’être un troll qui se serait joué de ma naïveté et de ma solitude pendant des mois histoire de m’humilier.

– Attends, j’ai une idée ! On a qu’à se retrouver aux toilettes ! On ne pourra pas se louper comme ça ! lance-t-il.

– Franchement au point où j’en suis, si y’a que ça pour te faire sortir de ta cachette… »

Je me lève et me dirige vers l’escalier en colimaçon qui mène aux toilettes du Café, situées au sous-sol. L’escalier est juste assez large pour laisser passer une personne et je ne vois personne d’autre se lever et s’en approcher, ni ne croise ou ne suis quelqu’un qui en remontrait ou descendrait.

Quand je pense que ce mec se fout de ma gueule et que moi je cours encore. Je suis vraiment le roi des cons !

Je remets mon téléphone à mon oreille et je reprends la conversation.

« Bon bah je suis dans les chiottes et visiblement – je pousse la porte entrouverte du seul toilette du Café – ouais, je suis bien seul ! Voilà voilà ! C’était sympa de te parler, tu t’es bien foutu de ma gueule, j’espère que tu ricanes bien avec tes petits copains du collège. Ciao. »

Je suis à quelques millisecondes d’appuyer sur le téléphone rouge en dessous de son prénom sur l’écran de mon portable mais je l’entends crier :

« Attends, attends, raccroche pas attends, regarde dans le miroir ! Putain, c’est un truc de dingue, le miroir, comment c’est possible ? »

Je me retourne et je vacille.

Dans le miroir, ce n’est pas mon reflet.

Je vois un type, habillé d’un jean bleu, et d’un pull vert bouteille, le col d’une chemise à carreaux verts et blancs dépassant de l’encolure, un téléphone plaqué contre l’oreille. Il a les cheveux châtain clair, coiffés sur le côté. Il a des yeux marrons et un nez fin. Il a l’air complètement ahuri.

Je reprends le téléphone.

« Bordel de merde, murmure-je. Me dis pas que c’est toi que je vois.

– Putain, tu me vois ? C’est toi que je vois ? Merde, qu’est-ce que t’es beau !

– Merci, toi aussi, t’es plutôt pas mal mais, est-ce que tu as une explication au fait que l’on soit l’un et l’autre chacun d’un côté différent d’un miroir alors qu’on est sensé être au même endroit ?

– Mec je comprends pas, je comprends pas…

Des larmes coulent le long de ses joues. Il a l’air complètement abasourdi, paniqué. Il cherche du regard autour de son côté du miroir une explication qu’il ne trouve pas, et les larmes continuent de couler sur son visage alors qu’il frappe le miroir du plat de la main d’énervement.

– Pleure pas, arrête ! Moi non plus je comprends rien mais il doit y avoir une explication rationnelle. Ça doit être un miroir sans teint et tu es dans un chiotte parallèle au mien ! Ou alors c’est pas un miroir mais un écran hyper HD de la mort et t’es en visio ! Avoue c’est ça ? T’es un super acteur, vraiment…

Moi-même je ne crois pas à ce que je raconte.

– Je te jure que non. Pourquoi j’aurais fait un truc pareil ?  »

Je m’approche du miroir, et comme lui de l’autre coté, je scrute chaque joint du carrelage du mur auquel il est accroché, j’appuie sur chaque carreau, espérant débloquer quelque système d’ouverture secret ou je ne sais quoi.  Mais rien ne se passe. Il est toujours de l’autre côté. Et moi je suis toujours là.

On se regarde comme ça pendant de longues minutes. On se sourit, on pleure encore et on rit aussi car malgré tout, le bonheur de se voir enfin l’emporte sur l’irréalité de la situation. J’approche ma main du miroir et la pose sur la vitre glacée. Il fait la même chose de son côté. On est toujours au téléphone, on s’entend mutuellement respirer, on se voit trembler l’un et l’autre alors que nos mains se joignent en un reflet mais ne se touchent pas.

Mon téléphone émet un bip strident et vibre.

Ma batterie va bientôt me lâcher. Non !

« Merde ! J’ai plus de batterie. J’ai pas de chargeur ! dis-je paniqué.

– C’est pas grave… Rentre chez toi, tant pis. On se rappellera. On se rappelle toujours, de toute façon », dit-il dans un sourire.

Mon téléphone se coupe et il disparait du miroir.

Je hurle, tout seul comme un con dans les chiottes du Café rue Poitevin à 19h45 un jeudi soir.

Et je pleure comme un con aussi. Je n’arrive pas à croire ce que je viens de vivre et à la fois, c’était si beau que je vendrai ma mère pour que tout cela soit réel.

J’entends quelqu’un derrière moi. C’est la serveuse, la rousse.

« Ça va monsieur ? Ça fait un moment que vous êtes là, et on vous a entendu crier… Vous étiez pas en train de vous droguer au moins ? C’est un établissement familial ici !

– Non, non, ça va. Je me drogue pas. C’est mon téléphone, il a plus de batterie et je passais un appel important et…

– Oui bah, c’est pas mon problème, il est bientôt vingt heures, on va fermer de toute façon. Faudrait que vous remontiez payer votre consommation et que vous partiez maintenant. »

Je remonte, après avoir jeté un dernier coup d’œil au miroir, en me demandant si lui aussi il est en train de pleurer comme un con dans ses chiottes, et s’il se fait foutre dehors comme moi par une serveuse rousse.

Sur le chemin du retour à la maison, j’essaie de comprendre et je tente de rationaliser. Je me dis, tu as rêvé. Il t’a posé un lapin, tu as décompensé et t’as halluciné. Ou alors c’est une farce machiavélique et très bien orchestrée dont tu es la victime et tu vas le savoir dans quelques heures quand la vidéo de toi en train de chialer dans les chiottes du Café sera en première position sur YouTube. Ou alors tu es complètement psychotique et il n’existe pas et tu as tout imaginé. Tu te sentais tellement seul que tu as imaginé un technicien de SAV de lave-vaisselle devenir ton ami et plus si affinités. Tu as passé des mois à appeler un numéro qui n’a jamais répondu en réalité et tu as imaginé ces conversations. Tu es cinglé, mon pauvre ami ! Cinglé ! Je suis désolé de te l’apprendre comme ça, mais tu es cinglé. Tu t’es inventé une histoire d’amour téléphonique. Faut consulter, et vite !

Je ne me reconnais plus. Moi, j’aurai inventé un mec, une amitié, des confidences, un béguin, un rendez-vous et ce même mec dans un miroir? C’est pas possible. Quelque chose en moi me dit que ce n’est pas possible, que la seule explication rationnelle et plausible, c’est que nous sommes liés par une quelconque magie téléphonique mais que nous n’appartenons pas au même monde.

Je sais que c’est complètement invraisemblable mais j’ai une certitude tellement profonde qu’il est réel, même si sa réalité et la mienne ne sont pas les mêmes.

Une fois à la maison, je branche mon téléphone et l’allume tout de suite.

Je reçois un SMS.

C’est lui.

J’ai peur de le lire et de savoir le fin mot de l’histoire.

« Donne-moi ton adresse ».

Je lui réponds et la lui donne.

« Mais pour quoi faire ? » je demande.

« Tu verras. », me dit-il dans son message suivant. « Fais-moi confiance. Je te rappelle très vite, promis. Ne t’inquiète pas si je ne donne pas de nouvelles, je te rappelle toujours, de toute façon. »

Je n’y comprends rien. Le mec existe visiblement, mais il me promet de revenir « un jour » ? Même dans mes délires psychotiques je trouve le moyen de me faire larguer ? Et moi je lui donne mon adresse, bordel, c’est un inconnu qui me ment, ça se trouve je vais me faire doxxer ! Je suis vraiment au bout du rouleau. Je n’arrive plus à réfléchir.

Je décide d’aller me morfondre dans un bain en écoutant Agnès Obel et jette un coup d’œil dans le miroir de la salle de bain. J’ai une tête de déterré, les cheveux en bataille, on dirait que je viens de me faire rouler dessus par un bus tellement j’ai l’air sans dessus-dessous. Je tourne le robinet de la baignoire et laisse l’eau chaude remonter jusqu’à ce qu’elle me recouvre presque les épaules. Là, dans l’eau, je commence à me détendre. Je repasse les dernières heures et les derniers mois en boucle dans ma tête. Alors que tout porte à croire que je suis en train de perdre la raison, je ne peux m’empêcher de sourire. Il a dit qu’il rappellerait. Je le crois. Il l’a toujours fait.

                                                                       …

D’après mon médecin, j’ai du faire une sorte de délire hallucinatoire psychotique. Il pense qu’entre la pandémie et le confinement, ma propension naturelle à l’isolement et ma dépression latente, j’ai du sombrer et créer cette histoire de SAV de toutes pièces après que le mec m’ait rejeté dans la vraie vie. Pour lui, je me suis pris un râteau et j’ai imaginé une toute autre histoire pour accepter ce rejet. Et j’ai tenté de me suicider en me noyant dans mon bain. J’aurai pris un cocktail de je ne sais quoi, et je me serai endormi dans mon bain dans le but de mourir noyé. C’est une voisine qui avait appelé les pompiers en voyant de l’eau couler de sous la porte de mon appartement jusque dans le couloir. Effectivement, j’étais pas passé loin mais rien de tout ça n’était vrai.

Il m’a tout de même mis sous anti-dépresseur, neuroleptique et benzodiazépine. Le cocktail gagnant qui devrait me sortir de ma « situation » comme dit le médecin, mais que je ne prends plus depuis quelques jours parce que je sais que je ne suis pas fou.

Je le sais parce que l’autre jour, j’ai reçu un SMS. « Je vais bien. Je te rappelle bientôt ». C’était lui et je savais que ce message était réel. Même si je n’avais aucun moyen de vérifier l’existence de son numéro – aucun opérateur téléphonique n’avait voulu m’aider sans que j’ai un mandat judiciaire et qu’une plainte ait été déposée. Mais je ne voulais pas porter plainte, moi, je veux juste le retrouver ! Me prouver que je ne suis pas fou !

« Typiquement ce que dirait un fou », m’a répondu la vendeuse de chez Orange. Connasse.

Aujourd’hui, je suis sensé aller à mon rendez-vous hebdomadaire chez le psy, mais j’en n’ai pas envie. J’en ai marre de lui expliquer en long en large et en travers mon histoire. J’en ai marre qu’il me dise qu’il n’existe pas, que je l’ai inventé, qu’il essaye de savoir qui m’a fait du mal pendant mon enfance pour que j’en arrive là… Alors je traine devant la télé, je mange un bol de Chocapic et je décide d’aller prendre un bain. Ça me fait toujours du bien de prendre un bain, ça me détend. Maintenant je fais gaffe de couper le robinet avant de me laisser somnoler au son de la douce voix d’Agnès Obel. Pas envie de revoir les pompiers débarquer.

Soudain mon téléphone sonne. Je le garde toujours près de moi, au cas où, et là, il est sur un tabouret à côté de la baignoire, à l’endroit où je pose toujours ma tasse de thé ou mon bouquin quand je prends un bain.

C’est lui.

Je décroche fébrile, tremblant dans mon eau chaude.

« Allo ?

– Ça va ? Je te dérange pas ?

– Oui ça va, et évidemment que tu ne me déranges pas ! Où es-tu ?

– Regarde dans le miroir de la salle de bain.

– Quoi ?

– Fais ce que je te dis ! »

Je pose le téléphone, me lève et sors de la baignoire, puis j’attrape une serviette et m’enroule dedans. Je reprends mon téléphone et me tourne vers le miroir.

S’il n’y est pas, je suis fou. Je n’ai jamais eu aussi peur de me voir dans la glace de ma salle de bain.

Je cligne des yeux. Une fois, deux fois.

Il est là.

Je le savais. Je ne suis pas fou.

                                                                          …

On n’a jamais compris comment ça marchait. On sait juste que c’est effectivement le téléphone qui nous lie. On ne se voit que quand on s’appelle. Mais on peut s’écrire et ça fonctionne quand même. On peut même s’envoyer des photos, des MMS, et tout, mais il n’y a que lorsque les ondes téléphoniques entrent en action que l’on peut se voir dans un miroir.

On a tous les deux pris un forfait illimité et installé des miroirs dans toutes les pièces de l’appartement, cela va sans dire. Parce qu’on habite le même appartement aussi ! C’était ça qu’il avait fait tout ce temps, sans me donner de nouvelles. Il avait préparé son déménagement ! Dans sa réalité, assez étrangement, si le terme « étrange » s’applique encore ici, il était à louer et meublé qui plus est. Encore un signe du destin !

Je le savais que je n’étais pas fou ! Je le savais qu’il allait me rappeler !

Il me rappelle toujours de toute façon.

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À écouter pour l’ambiance :

Marina Kaye – Mirror Mirror (live at RTL) : https://www.youtube.com/watch?v=z3qJR6o9fRE

Photo de Jenna Hamra provenant de Pexels.

Pour te remémorer la figure imposée choisie par les membres du Fan Club en avril dernier, sur laquelle j’ai basé ce texte, c’est par ici. Pour voter pour la Figure Imposée #4, rendez-vous ici

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