J’entends un chien aboyer. Enfin, non, il n’aboie pas, il grogne. Oui c’est ça il grogne. Il renifle, il cherche et il grogne.
C’est bizarre, je ne sais plus comment ni pourquoi je suis arrivée là. Je ne me souviens pas d’un avant. Enfin…si, je me souviens que j’aime bien manger. J’ai toujours aimé manger. J’ai toujours été gourmande. J’ai eu très tôt l’amour des bonnes choses ; toute petite, ma mère m’emmenait au restaurant une fois par semaine pour me faire découvrir la « Cuisine, avec un grand C », comme elle disait. De celle qui déplace les foules. De celle qui rassemble les hommes. De celle qui rend heureux. Et moi, la bouffe, ça m’a toujours rendue heureuse.
Ce que j’ai toujours préféré, c’est le chocolat. Ha ça ! J’ai toujours pu en manger, je n’ai jamais pu y résister. Faim ou pas, il avait toujours de la place pour le chocolat. Noir, au lait, Suisse, Belge, avec des noisettes, des amandes ou des écorces d’orange, industriel ou artisanal…je l’ai parfois plus aimé que les gens avec qui je me forçais à le partager.
Le chien fait toujours beaucoup de bruit mais je n’arrive pas à savoir d’où ça vient. J’ai l’impression que c’est partout à la fois mais je ne le vois pas. Par contre, je le sens…! Qu’est-ce que ça pue ici ! J’ai l’impression de patauger dans une espèce de bouillasse, parce que ça fait sploch-sploch quand je bouge. J’en ai jusqu’à hauteur des genoux, je dirais, mais je ne sens pas bien. Je ne vois pas grand-chose. Il fait nuit et en plus il pleut. Je ne sais pas où aller, je ne sais pas où je suis.
Je me dis que je ne vais pas restée plantée là. Je vais essayer d’aller trouver un abri, histoire de me mettre au sec. Je fais quelques pas dans la pénombre. Sploch-sploch. Ça continue. Comme le bruit du chien tout autour de moi. J’ai l’impression d’avancer les yeux fermés alors qu’ils sont grands ouverts. C’est une sensation très pénible, comme dans un cauchemar. Je tends les bras devant moi, j’essaie de trouver une surface à laquelle me raccrocher pour avancer, pour me guider. Rien.
Je ne sens rien. Je n’ose pas parler, parce que je me dis que le chien pourrait me retrouver.
Je fais encore quelques pas, les yeux ouverts-fermés, les bras tendus, sploch-sploch. La pluie tombe sans arrêter. Pas un seul instant ai-je l’impression d’une accalmie. Je suis trempée. Littéralement trempée de la tête aux pieds et je ne pense qu’à une chose maintenant, le chocolat. Une bonne tasse de chocolat chaud serait la bienvenue. Avec une tartine au Nutella tiens !
Plus je bouge, plus le niveau de la bouillasse augmente. J’en ai jusqu’à mi-cuisse maintenant, j’ai de plus en plus de mal à me déplacer mais qu’est-ce que je peux faire ? Je ne vais pas rester sous la pluie, si ? Ca pue en plus ici. Ça sent le chien mouillé, c’est infernal.
J’aperçois quelque chose, enfin. Une ombre, une forme, des points rouges. Six points rouges qui bougent par paire. Je ne comprends pas tout de suite ce que c’est jusqu’à ce qu’il se remette à renifler.
Le chien. Il est énorme. Il a trois têtes. Et moi je suis coincée dans la boue jusqu’à la taille. Je ne crie pas, je sais qu’il m’a vue et qu’il est là pour moi. Je sais que si j’essaie de fuir, il me retrouvera.
Il s’approche, pataugeant dans la bouillasse, plongeant ses énormes pattes dans le sol, ses longs poils noirs dégoulinants d’eau et de boue, trempé par la pluie lui aussi. L’odeur de chien mouillée se fait de plus en plus forte, de plus en plus prenante, de plus en plus nauséabonde. Et cette pluie qui ne cesse de tomber !
Il renifle. Une tête sonde devant lui, les deux autres naviguent sur ses côtés. Je sais qu’il m’a sentie.
« Ah te voilà, dit-il. C’est à ton tour maintenant. » Il continue à s’approcher de moi. Il n’est qu’à quelques mètres, mais c’est comme s’il était là. Je sens sa lourde respiration, son halètement canin parvenir jusqu’à mes narines. L’odeur est insoutenable. « J’espère que tu n’essayais pas de fuir. Tu sais ce qu’il se passe si vous essayez de fuir? Je me fâche et je vous rattrape. Et quand je vous rattrape… », menace-t-il. Il esquisse un sourire, découvrant d’immenses crocs, qui doivent bien faire la taille de mon bras.
Il soulève sa grosse patte avant et m’assène un coup sur le torse. Je tombe à la renverse, me laissant recouvrir totalement par la boue. Quand je me relève, je peine à respirer, j’ai de la boue dans la bouche et dans le nez, j’ai mal à la poitrine, mais je ne saigne pas. De larges griffures entaillent ma chemise, ma peau est arrachée, mais je ne saigne pas.
« Tiens, celle-là, c’est pour la gourmandise », dit-il.
Une de ses têtes s’approche de moi, par la gauche. Sa respiration résonne dans mon oreille comme une tempête. Je n’entends plus la pluie, je n’entends plus que son souffle. D’un coup de mâchoire, elle m’arrache le bras. Je sens mes os, mes ligaments, ma peau s’étendre, se tirer, de distendre et se rompre. Cette fois, je hurle. Mais je ne saigne toujours pas. Je n’arrive pas à bouger, je ne peux que souffrir et le regarder dévorer mon membre, à la fois incrédule et résignée.
Je sais qu’il est là pour moi. Je sais que je ne peux pas bouger. Et cette pluie qui tombe de plus belle.
La troisième tête s’approche de ma droite. Je sais ce qu’elle va faire. Quand elle croque mon second bras au niveau du coude, la douleur est inhumaine. Je sens ses crocs percer ma peau, transpercer mes muscles, broyer mes veines et tirer, tirer, tirer, jusqu’à ce que les os cèdent. Je ne sais plus si j’ai une voix, je ne m’entends plus crier mais je ne saigne toujours pas.
« Je suis Cerbère, me dit une tête de chien aux yeux rouges qui se tient face à moi. Je suis Cerbère et je te souhaite la bienvenue en Enfer, ajoute-t-il dans un sourire. Tu es condamnée pour une vie de gourmandise à passer l’éternité avec moi. Et ma devise, c’est : Pas de bras, pas de chocolat ! »