Panique.
« Qu’est-ce que vous dites ? arriva-t-il à articuler au bout de quelques secondes.
– C’est moi, Jean ! répondit le type avec un grand sourire. Je ne vous veux pas de mal, rassurez-vous, je sais que c’est bizarre comme situation mais, il fallait vraiment qu’on se rencontre !
– Quoi ? Quoi ? Quoi ? » Gidéon n’arrivait pas à dire autre chose.
Dans sa tête, des millions de pensées fusaient, mais rien ne sortait de sa bouche. Il descendit du tabouret, en marche arrière, ne quittant pas Jean des yeux, sa tasse toujours dans la main, s’accrochant à la seule chose qui ne soit pas complètement surréaliste dans cette pièce. Il reculait en direction de la sortie de la cuisine. C’était le moment de mettre à profit les millions de scénarios du pire qu’il avait construit dans sa tête depuis des années. Il allait sortir, courir à son bureau, s’enfermer et appeler des secours. Ou alors, courir à son bureau, avec l’autre cinglé aux trousses et attraper le premier objet qu’il trouverait pour lui envoyer à la tronche avant de…
Gidéon s’arrêta, regarda Jean, regarda sa tasse, regarda Jean à nouveau, leva le bras, renversa du café sur sa chemise, envoya valser la tasse en direction de Jean. Ce dernier eut à peine le temps de se pencher pour éviter la tasse. Ce mouvement brusque le fit basculer de son tabouret et il tomba comme un sac sur le sol. Il se releva en se frottant la hanche et regarda Gidéon, qui au lieu de courir comme il l’avait prévu quelques secondes auparavant semblait paralysé.
– Je suis désolé, dit Gidéon, je ne sais pas ce qui m’a pris.
– Non, ne vous excusez pas, c’est légitime, répondit Jean, toujours à se frotter la hanche. J’avoue que je vous comprends. Je vous l’ai dit, la situation est inhabituelle et je me doute que ça peut déclencher des réactions en conséquence. Je sais que vous n’êtes pas un type violent, comme je vous l’ai dit au téléphone, je vous connais plutôt bien.
Gidéon restait toujours là, sur le pas de la porte de la kitchenette du boulot, ébahit. Il ne pouvait décemment pas croire ce que ce type racontait, ça n’avait aucun sens ! C’était sûrement un canular ou une caméra cachée élaborée qu’un de ses potes avait dû lui faire.
– Gidéon, repris Jean, ce que j’ai à vous raconter ne va pas être facile à entendre.
– Quoi, c’est ma mère ? Il lui est arrivé quelque chose ? répondit Gidéon, oubliant toute la méfiance qu’il s’était promis d’avoir sur les propos de Jean.
– Non, rien à voir. Non, c’est en rapport avec ce mail que je vous ai envoyé. Cette histoire d’apocalypse, tout ça. Vous vous rappelez ?
– Qu’est-ce que vous croyez ? Évidemment que je me rappelle, vous m’avez envoyé cette connerie ce matin en boucle avant de me laisser votre message chelou et de venir me HARCELER SUR MON LIEU DE TRAVAIL !
Gidéon avait haussé le ton sur la fin de la phrase, espérant attirer l’attention de quelques collègues, mais les bureaux restaient désespérément calmes et vides.
– Bon, dit Jean, vous avez un peu de temps à m’accorder ? »
…
Mais qu’est-ce qu’il foutait ce con ? Après les mois passés par le Grand Algorithme à sélectionner son gus, Jean était descendu pour le récupérer mais il ne donnait toujours pas de nouvelles, ni aucune information sur son avancement avec son Gidéon ! Le Chef commençait à bouillir. Les Instances lui mettaient une pression à vouloir rencontrer un Humain comme ça ! Elles en avaient pas vu depuis des lustres, ça allait leur faire bizarre ! A vrai dire, Le Chef n’était même pas sûr qu’elles en aient déjà vu un, faudrait qu’il demande à Jackie, tiens…
« Il est où Jean ? Quelqu’un à des nouvelles de Jean ? », lança-t-il dans le bureau. Non, pas de nouvelle non plus chez les autres membres de l’Equipe EST.
« Formidable… », soupira Le Chef. On n’était pas dans la merde !
Les Instances allaient débarquer dans très peu de temps et allaient demander à rencontrer leur représentant des Terriens, fallait pas que ça déconne, bordel ! Fallait que Jean se sorte les doigts pour préparer son gus et y’avait du boulot ! Ça s’organise ce genre de rencontre ! C’est pas tous les jours qu’un simple Exemplaire d’une Planète Habitée avait l’occasion de savoir ce qui se passait en coulisses !
Ça n’allait pas être simple de lui expliquer au gamin en plus ! Il allait falloir faire preuve de beaucoup de persuasion pour qu’il adhère à ça ! C’est comme ça avec les Humains, soit ça gobe tout d’un coup, soit ça ne croit jamais rien, même quand tu leur prouves par A plus B ! Ça peut croire en « Dieu » alors qu’ils en ont jamais vu la queue mais par contre, quand tu leur parles de réchauffement climatique ou de vaccination avec des chiffres à l’appui ou des preuves scientifiques, ça se permet de douter ! C’est d’un pénible !
Alors, va expliquer ça, toi, l’Histoire de l’Univers !
Alors oui, bonjour, c’est trois sœurs, elles s’appellent les Instances. Non elles ont pas de prénoms, enfin si mais, c’est pas l’aspect important de l’histoire de toute façon. Alors qu’elles s’emmerdaient un jour, elles ont décidé de se challenger les unes les autres en créant l’Univers. Chacune a eu le droit à une Planète et c’était à celle qui réussirait le mieux. Meilleurs habitants, taux de paix et d’amour, faune et flore variée, elles avaient décidé de tout un tas de critères pour comparer leurs Planètes ! Au début, c’était assez facile à gérer mais quand les planètes ont commencé à évoluer, à se peupler, à vivre, elles ont vite délégué toute la surveillance et tout le bordel. C’était Les Instances, elles avaient clairement autre chose à foutre que de rester le nez collé sur leurs petites planètes à attendre de voir ce qu’il se passait. Et puis, en vieillissant ça commençait à les emmerder la gestion « les mains dans le cambouis ». C’est pour ça qu’avaient été créés l’OGC, les Services, les Équipes… Tout ça quoi !
Oui, vraiment, à l’échelle d’un Humain ça allait être très compliqué à avaler, Le Chef le savait. Et ça lui foutait les jetons de se dire que la mission revenait à un petit nouveau. Qui avait décidé de commencer son entrée en matière par un e-mail qui plus est ! Si ça foirait, si les Instances trouvaient que l’Humain que le grand Algorithme avait choisi était un naze, les Humains étaient finis. Adios ! Erase ! Delete ! Ciao les cons !
D’un côté, Le Chef espérait un peu que Jean se plante, il faut l’avouer. Il en avait marre de ces connards les plus attachants de l’Univers bla bla bla…Il fallait toujours les sauver de la catastrophe et c’était toujours leur faute s’ils la frôlaient ! Ils ne faisaient que se mettre sur la tronche, essayer de se dominer, un vrai concours de celui qui pisserait le plus loin ! Le Chef ne comprenait pas ce besoin de domination, cette soif de pouvoir, cette haine qu’il pouvait avoir de l’autre et toutes les conneries que ça engendrait. Toutes les guerres, les famines, les crises, la tristesse, la dépression, la connerie pure et simple…l’être Humain était un connard qui se vautrait dans son propre malheur et qu’il fallait aller sortir de son caca à chaque fois. C’était fatiguant.
Mais d’un autre côté, si les Instances décidaient la destruction des Humains après consultation, ça montrerait aussi que son équipe avait foiré sa gestion et par conséquent, qu’il avait contribué à cet échec. Et ça, ça mettait un sacré coup à sa fierté. Et puis, ça signifiait balancer plusieurs millions d’années d’évolution à la poubelle et ça représentait une masse de travail considérable. Un projet comme ça, il le reconnaissait, ça méritait quand même qu’on se bagarre un peu pour qu’il soit sauvé.
Putain mais il foutait quoi, le Jean, là !
…
Tout allait se jouer maintenant. Si Jean avait su être suffisamment convaincant, Gidéon accepterait de le suivre et il pourrait lui expliquer de quoi il retourne. S’il l’envoyait bouler, en revanche, Jean était dans une merde très profonde et ses jours à l’OGC, voire même dans l’Ether allaient certainement être comptés.
« Alors, qu’est-ce que vous en dites ? Vous me laissez vous payer un café et vous expliquer pourquoi je suis là ? », demanda Jean.
Gidéon le fixait, bouche bée, les yeux ronds, immobile. Impossible de savoir ce qu’il se passait dans sa tête. Absence totale ou trop plein de pensées, rien ne transparaissait. On aurait dit qu’il avait bugué. Freeze de l’écran. Error 404 Gideon not found. Il allait falloir qu’il redémarre rapidos si Jean ne voulait pas perdre son job, la face et la vie !
– Allô ? Gidéon ? Tout va bien ? fit Jean en lui passant la main devant les yeux.
– Oui, je suis là, dit-il, reprenant ses esprits. OK. Je vous suis. Vous avez une heure pour me dire à quoi rime tout ce bazar. Mais y’a intérêt à ce que votre histoire soit foutrement crédible, sinon, je vous fais manger vos genoux. »
Jean sourit. Il savait déjà que son histoire allait être foutrement crédible. Il avait de quoi persuader Gidéon et avait tout prévu. Les Humains, ça le connaissait ! Show time baby !